Il y a cent ans, le 17 juin 1925, le catholique Prosper Poullet prenait la tête du premier gouvernement « travailliste » de l’histoire de Belgique. Pascal Lefèvre, chroniqueur indépendant, nous replonge dans le contexte de l’époque.
Dans notre pays, la notion de « travaillisme », qui n’est plus guère utilisée de nos jours, désignait, au XXe siècle, un regroupement des forces de gauche socialistes et démocrates-chrétiennes, voire tout simplement, après la Seconde Guerre mondiale, une alliance entre le Parti socialiste belge (P.S.B.) et le Parti social-chrétien (P.S.C.).
De l’indépendance, en 1830, à 1894, les catholiques et les libéraux dominent très largement la scène politique belge, soit en formant ensemble des coalitions gouvernementales, soit en constituant des cabinets homogènes, sur la base d’un scrutin électoral censitaire et majoritaire.
La fondation du Parti ouvrier belge (P.O.B.) en 1885, ainsi que l’introduction du suffrage universel et obligatoire en 1893, même s’il est plural1 et demeure majoritaire, vont changer la donne et mettre fin au bipolarisme parlementaire catholique-libéral. Lors des premières élections législatives du 14 octobre 1894, renouvelant la totalité des 152 sièges de la Chambre des Représentants, tenues en vertu du nouveau système de vote, les catholiques renforcent leur majorité absolue, en obtenant deux tiers des sièges, mais les socialistes font leur entrée au Parlement pour la première fois, avec 28 sièges. Les libéraux, quant à eux, sont les grands perdants, ne décrochant plus que 20 sièges, tandis qu’un siège est attribué aux « Daensistes »2.
En 1899, le gouvernement homogène catholique de Paul de Smet de Naeyer fait adopter une loi instituant le scrutin proportionnel (cependant toujours plural). Cette décision est motivée notamment par une double crainte : la montée en puissance électorale du P.O.B. et la dégringolade du Parti libéral, à la suite de l’introduction du suffrage universel majoritaire en 1893. La modification s’avère payante, puisqu’elle permet effectivement aux libéraux de se renforcer et de limiter la progression des socialistes, tout en préservant la majorité absolue des catholiques.
En 1916, en raison du conflit mondial en cours et à la demande insistante du roi Albert Ier, Charles de Broqueville élargit son cabinet catholique aux libéraux et aux socialistes, formant ainsi un gouvernement d’« union nationale ». Ce gouvernement est non seulement le premier tripartite en Belgique, mais également le premier à participation socialiste. L’« union nationale » se maintient jusqu’à la fin de 1921, avec à sa tête successivement les catholiques Gérard Cooreman, Léon Delacroix et Henry Carton de Wiart, sous réserve de l’introduction immédiate du suffrage universel direct pur et simple, ce qui sera chose faite pour les élections législatives du 16 novembre 1919.
Ce sont ces élections qui font dorénavant des socialistes des acteurs majeurs de la vie politique belge. En effet, bien que les catholiques conservent une majorité relative (et non plus absolue), le P.O.B. double son nombre de sièges à la Chambre. Les libéraux se classent en troisième position.
De 1921 à 1925, les catholiques sont en coalition avec les libéraux, sous la direction du Premier ministre catholique Georges Theunis.
Lors des élections législatives du 5 avril 1925, les socialistes progressent à nouveau de manière significative et deviennent le premier parti, avec 79 sièges, devant les catholiques (78). Le Parti libéral subit un cuisant échec, reculant à 22 sièges. Le Parti communiste de Belgique (P.C.B.), créé en 1921, obtient ses deux premiers députés, et les « Frontistes » flamands du Frontpartij remportent six sièges.
Le Roi demande alors au socialiste Émile Vandervelde de former un gouvernement. Celui-ci tente de mettre en selle un attelage avec les libéraux et certains catholiques, mais échoue. Le catholique Charles de Broqueville essaye ensuite de constituer une bipartite catholique-libérale, mais n’y parvient pas non plus. Face à ce blocage, un autre catholique, Aloïs Van de Vyvere, prend la tête d’un gouvernement catholique homogène, largement minoritaire au Parlement, espérant une participation ultérieure des socialistes. Son gouvernement chute toutefois au bout d’une semaine, à la suite d’un vote de défiance à la Chambre des Représentants sur sa déclaration gouvernementale.
Le libéral Adolphe Max se hasarde par après à installer une équipe provisoire exclusivement composée d’extraparlementaires, mais doit rapidement jeter l’éponge au vu du refus des catholiques et des socialistes.
Le Souverain fait dès lors appel au catholique Prosper Poullet, qui, malgré l’opposition d’une bonne partie de la droite catholique, parvient à établir un gouvernement catholique-socialiste le 17 juin, grâce au soutien des socialistes, des démocrates-chrétiens (aile gauche de l’Union catholique belge – U.C.B.) et du groupe catholique flamand au sein de l’U.C.B. de Frans Van Cauwelaert. Ayant intégré deux extraparlementaires libéraux, Édouard Rolin-Jaequemyns à l’Intérieur et l’Hygiène, ainsi que Prosper Kestens à la Défense nationale, Poullet se risque même à présenter le nouvel Exécutif comme une tripartite catholique-socialiste-libérale, mais est immédiatement désavoué par le Parti libéral.
Étant donné que parmi les membres catholiques du gouvernement, il n’y a que des parlementaires démocrates-chrétiens (Poullet, Van de Vyvere, Tschoffen et Carton) – la droite catholique ayant refusé d’y désigner des ministres, nonobstant la présence d’un ministre extraparlementaire catholique de droite aux Finances, Albert-Édouard Janssen, Directeur de la Banque nationale de Belgique –, c’est un gouvernement de gauche « travailliste » qui s’installe, la toute première bipartite catholique-socialiste du Royaume.
Le déséquilibre en faveur du P.O.B., résultant de la division des catholiques, est tel que Prosper Poullet n’osera pas porter formellement le titre de Premier ministre avant le mois de décembre 1925, afin de ménager les éventuelles susceptibilités socialistes…
Ce poids dominant d’Émile Vandervelde et des siens aboutira aussi à la démission du ministre de la Défense nationale extraparlementaire libéral Prosper Kestens en janvier 1926, celui-ci étant en désaccord avec ses collègues, surtout les socialistes, réclamant une diminution immédiate de la durée du service militaire à dix mois, puis progressivement à neuf et six mois.
Le gouvernement Poullet sera emporté par les conséquences de la crise financière frappant la Belgique et plusieurs autres pays européens dans les années vingt à la suite de la Première Guerre mondiale : croissance de la dette publique, inflation galopante, attaques contre le franc belge, dévaluation, etc.
Le ministre des Finances, Albert-Édouard Janssen, négociera un vaste emprunt auprès de la Banque d’Angleterre et de la Réserve fédérale américaine, qui poseront des conditions. Un plan de stabilisation monétaire sera adopté, incluant de nouveaux impôts et une super-taxe. Les milieux d’affaires, les patrons et les banques s’y opposeront, entraînant une perte de confiance des épargnants, une fuite des capitaux, de la spéculation et un effondrement du franc belge.
La situation financière ne s’améliorant pas, trois ministres présenteront alors leur démission pour des motifs divers mais similaires (nature des mesures fiscales à prendre, nécessité de rétablir la confiance des marchés et de l’opinion publique, etc.) en l’espace de quelques jours : l’extraparlementaire libéral Édouard Rolin-Jaequemyns le 4 mai, le catholique Henri Carton le 5 mai et Albert-Édouard Janssen le 6 mai 1926). Cela provoquera la démission de Prosper Poullet et du gouvernement le 10 mai suivant.
Après une première tentative de formation d’un nouveau gouvernement par Prosper Poullet puis par le socialiste Émile Brunet, le 20 mai 1926 le catholique Henri Jaspar mettra sur pied un gouvernement d’« union nationale » entre catholiques, libéraux et socialistes, mais plus orienté à droite, pour redresser la situation financière.
Le premier gouvernement « travailliste » de Belgique aura ainsi duré moins d’un an (337 jours) et il faudra attendre 21 ans avant qu’une coalition socialiste-sociale-chrétienne voie à nouveau le jour, après la Seconde Guerre mondiale, avec le gouvernement Spaak III, le 20 mars 1947.
Observons que c’est sous le gouvernement Poullet-Vandervelde que s’est terminée l’occupation franco-belge de la Ruhr en Allemagne, le 25 août 1925. Elle résulte d’une proposition de l’Allemagne encore démocratique de « Weimar », émise en février 1925, de conclure un pacte sur la sécurité, les frontières et d’autres aspects sensibles pour les Alliés. Ce processus aboutira aux « accords de Locarno » du 16 octobre 1925, entre l’Allemagne et les Alliés (la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Pologne et la Tchécoslovaquie), parmi lesquels le « pacte rhénan », entre l’Allemagne, la France, la Belgique, la Grande-Bretagne et l’Italie, garantissant, notamment le maintien des frontières à l’Ouest, entre l’Allemagne, la France et la Belgique, telles qu’elles découlaient du traité de Versailles, la démilitarisation de la Rhénanie, le refus de recourir à la guerre pour régler des conflits et une procédure d’arbitrage. De magnifiques conventions qui seront annihilées dans les années trente par le régime nazi et dictatorial d’Adolf Hitler.
Pascal Lefèvre, chroniqueur indépendant
(Photo Suddeutsche Zeitung : le leader socialiste Émile Vandervelde (au centre) lors d’un événement)
- Certains hommes disposent d’une ou de deux voix supplémentaires, en fonction de différents critères (paiement d’un minimum d’impôts, propriété d’immeubles, détention de diplômes de l’enseignement supérieur, etc.). ↩︎
- Les « Daensistes » sont une émanation du « Christene Volkspartij », parti chrétien, social et flamingant, fondé en 1893, à l’initiative, notamment, de Pieter at Adolf Daens. ↩︎