À l’heure des algorithmes, du règne de la technique, de l’efficacité, de la rapidité, de l’obsession de la matière comptable, de la binarité, des items et des critères, c’est au fond cet immense sentiment de vacuité qui macère à l’école, sous l’œil passif ou résigné des professeurs engoncés dans un carcan administratif. Une opinion de Harrison du Bus, ancien professeur de secondaire.
L’enseignement, l’instruction publique comme on avait coutume de dire, est un des piliers de la civilisation ; il est la rampe de lancement de l’intelligence humaine, de la connaissance, qui pour parfaire une bonne éducation devrait se jumeler harmonieusement avec la culture générale, indispensable au clair raisonnement. Or aujourd’hui, c’est le renoncement, l’abandon qui prédominent.
J’en sais maintenant quelque chose car deux fois j’ai eu l’occasion d’enseigner des matières à l’école secondaire, à Bruxelles : les cours de français, d’étude du milieu et d’actualité, comme remplaçant, c’est-à-dire comme un étranger qui s’immerge peut-être un peu naïvement dans un bassin inconnu. La douche a été froide. Je ne m’attarderai pas sur la discipline, laissée en jachère, pour ne pas dire, dans certaines écoles, en déréliction. Cela nuit considérablement à la transmission ; au contraire, devant un chahut incontrôlable c’est plutôt la démission intérieure qui gagne, mais c’est une autre question. Ici, il faut nous concentrer sur le cœur de l’enseignement.
Et pour ce faire, je m’emploierai à vous décrire ma stupéfaction lorsque j’ai découvert cette merveilleuse coquecigrue qu’est le très formel CE1D, certificat d’enseignement du premier degré du secondaire, en l’occurrence l’épreuve de français.
Le CE1D ? Une « farce »
Elle se résume en quelque sorte au fameux jeu adoré des enfants « Où est Charlie ? » – où cette information soulignée et indiquée en gras dans la consigne s’est-elle tapie dans le recueil de documents ? Il est le plus souvent attendu de l’élève qu’il recopie un passage, ou même seulement un nom propre ou un adjectif cité, dont il doit au plus cocher la bonne définition parmi celles proposées. Mais le plus grave et même affolant, disons-le, et je suis loin d’être le seul à l’affirmer, même si beaucoup ont inhibé leurs velléités contestataires, est la presque totale absence d’évaluation de la connaissance et de la maîtrise de la langue française, pourtant l’intitulé de la matière.
La formulation, l’ossature des phrases, le commentaire d’un récit, l’orthographe, l’originalité, l’évasion littéraire n’y existent pas, elles ne comptent même pas, des réponses en langue phonétique sont acceptables ; ce sont la binarité des items, comme on dit, des critères, des acquis, selon cette pompeuse terminologie – sans que le professeur, le correcteur n’ait de marge de manœuvre à la correction, qu’une IA ferait bien mieux que lui – qui ouvrent, ou exceptionnellement ferment, aux élèves, eux-mêmes ébahis devant ce si baroque questionnaire, à la forme aussi sibylline que par contraste le fond est évidé, les portes de la troisième secondaire.
Le livret du correctif se compose de 39 pages, kafkaïennes, qui régulent l’évaluation avec la précision qu’on attendrait d’un horloger ; les réponses sont mathématiques et les points sont accordés ou refusés très pointilleusement, magnétiquement, lorsque le mot clef est scanné par le professeur. Et cette langue robotique, sans huile ni souffle, exsude l’acribie administrative dont la Belgique s’est rendue maîtresse – qui dans un autre univers se défendrait toutefois, si derrière elle il n’y avait pas que l’absence ; mais si, il n’y a que cela.
L’orthographe ? Évaluée dans les grandes largeurs
Peut-être pourrait-on dire que l’expression écrite est le point d’orgue du spectacle, de la parodie. Les élèves doivent écrire entre 150 et 200 mots et sont évalués 15 items (35 points sur les 95 sont en jeu, dont 6 pour l’orthographe) parfois si abscons qu’ils nous font sourire, les professeurs, tant nous nous sentons engoncés par cet étau qu’est le correctif et tant cette expression écrite est tout sauf une expression, elle est plutôt une valise qu’on tâche de remplir sans rien oublier.
Car il faut « six aspects (idées) dont tu donneras pour chacune deux informations ». Doivent être par exemples évalués « le respect de la logique spatiotemporelle du récit et des informations données par le texte source (sur 2 points), l’utilisation correcte de connecteurs logiques (sur deux points), le choix erroné ou non d’une anaphore ou une répétition abusive d’un même mot (sur deux points), la présence d’une segmentation en paragraphes (sur 1 point) … »
Quant à l’orthographe, elle s’évalue en termes de mots écrits par l’élève ; toute une grille peaufinée avec un zèle qu’on attendrait ailleurs détaille combien des 6 points sont accordés lorsque par exemple l’élève a écrit entre 180 et 189 mots (autrement dit 20 lignes). Voici le mot d’ordre : 10 fautes ou moins feront emporter à l’élève les 6 points ; jusqu’à 15 fautes, 5 points ; jusqu’à 19 fautes, 4 points ; jusqu’à 24 fautes, 3 points ; jusqu’à 29 fautes, 2 points ; jusqu’à 34 fautes, 1 point ; et plus aucun point. Ainsi, un élève qui commet 10 fautes d’orthographe en 20 lignes obtient le maximum des points, et celui qui en commet 24 réussit l’item.
De la connaissance à la compétence
Je ne trouve pas les bons mots qui caractérisent la farce du CE1D, que nos plus faibles élèves, dont la moyenne effleure les 30%, réussissent souvent avec 80%, parfois plus.
Mais il faut impérativement identifier l’origine de cette lente démission de l’enseignement, pourquoi le ministère a adopté et ne lâche plus ce tropisme idéologique depuis maintenant des années malgré l’éloquence des faits et des résultats, pourquoi laisse-t-il s’effondrer l’instruction de nos plus jeunes sans ciller, certains se congratulant que le niveau monterait, comme les résultats ?
La réponse est vaste, mais elle tient certainement à ceci que l’essence de l’école a changé ; la connaissance n’est plus son centre de gravité et a cédé sa place à la compétence, plus fonctionnelle, plus opératoire, plus palpable – mais ne voit-on pas que les compétences, aussi utiles soient-elles à développer et entretenir, sont vassales des lettres, de la culture, des humanités, de la logique, de cette hypostase préalable à l’intelligence, qui impose l’étude, le savoir, la rigueur, l’immersion dans la littérature, la rudesse studieuse, la fréquentation mentale des grands esprits, qui éternellement doivent rester nos précepteurs ? Car nous ne venons pas de rien, nous sommes à arroser, à cultiver, à élever si de la graine qu’est l’élève puisse en fleurir du génie.
Harrison du Bus, ancien professeur de secondaire (les intertitres sont de la Rédaction)
(Photo : Belpress)