Une carte blanche d’Alexis Melissas, entrepreneur et écrivain
En 2003, marcher de l’avenue Louise au quai au Charbon, en passant par le Sablon et la rue Antoine Dansaert, c’était traverser une capitale encore digne, encore élégante.
Vingt-deux ans plus tard, Bruxelles s’est abîmée dans la négligence, l’insécurité et la médiocrité. Une ville qui a cessé de se battre pour elle-même.
En 2003, mes pas suivaient toujours le même chemin. Je partais de l’avenue Louise, silhouette emblématique de la capitale, pour rejoindre le Sablon, descendre ensuite vers De Brouckère, bifurquer rue Antoine Dansaert, et finir la soirée quai au Charbon, à la Marie-Joseph.
Ce restaurant, aujourd’hui disparu, incarnait alors une certaine convivialité bruxelloise : on y mangeait bien, on y riait fort, on y croisait toute une société bigarrée où l’on pouvait encore croire que Bruxelles était une ville qui reliait, plutôt qu’elle ne séparait.
« Les commerces ferment, les façades se fanent, les nuits s’y font lourdes, presque menaçantes. Ce qui devait être une victoire écologique est devenu une désertion sociale. »
C’était une époque pas si lointaine, mais déjà révolue. Bruxelles n’était pas parfaite, loin s’en faut, mais elle respirait.
Elle avait encore cette élégance de façade, cette nonchalance bourgeoise, cette énergie populaire qui faisait d’une promenade urbaine un acte de liberté, presque une déclaration d’amour à la ville.
Je me souviens de l’avenue Louise : ses vitrines comme des écrins, ses façades héritées d’un âge d’or, ses trottoirs propres où l’on marchait d’un pas assuré.
Puis venait le Sablon, miracle d’équilibre, quartier qui a su résister au temps et à la déchéance environnante. Les antiquaires y brillent encore, les galeries d’art ouvrent leurs portes, et les terrasses offrent un refuge élégant, presque intemporel.
Aujourd’hui, le Sablon demeure une enclave, une île préservée dans l’océan de négligence qui a englouti le reste de la capitale.
Mais au-delà, la descente vers De Brouckère annonçait déjà d’autres contrastes. Là, le populaire dialoguait avec le bourgeois, et l’on pouvait encore s’y promener sans crainte. Ce temps est fini.
Le grand piétonnier inauguré en 2015 a changé la donne : sous couvert de rendre l’espace aux habitants, on a livré la ville à un désert minéral. Plus de voitures, certes, mais aussi moins de vie.
« Bruxelles n’encourage plus : elle décourage. Elle ne stimule plus : elle entrave. »
Les commerces ferment, les façades se fanent, les nuits s’y font lourdes, presque menaçantes. Ce qui devait être une victoire écologique est devenu une désertion sociale.
La rue Antoine Dansaert, jadis synonyme de créativité, d’audace et de mode émergente, a, elle aussi, perdu de sa superbe. Là où vibraient les ateliers de jeunes stylistes, on croise aujourd’hui rideaux métalliques, boutiques fantômes et graffitis bâclés.
L’effervescence s’est muée en abandon. Et plus bas, le quai au Charbon, où s’élevait jadis la Marie-Joseph, ne garde du restaurant disparu qu’une mémoire endeuillée. Avec lui s’est effacée une part de l’âme nocturne de Bruxelles, cette convivialité sans apprêt qui donnait à la ville son supplément de vie.
À cela s’ajoute une transformation insidieuse du quotidien. Partout, les trottoirs sont devenus des champs de bataille. Les “steps” – ces trottinettes électriques que l’on prétendait modernes – jonchent les rues comme autant de déchets roulants.
Abandonnées au milieu des carrefours, couchées contre les murs, elles transforment la promenade en parcours d’obstacles. Plus qu’un signe de modernité, elles sont le symbole du désordre accepté, de la laideur tolérée, de la banalisation du chaos urbain.
L’automobiliste, quant à lui, est désormais l’ennemi public numéro un. L’écologie punitive s’est imposée comme une idéologie de gouvernement. Il ne s’agit plus de réconcilier la ville avec l’environnement, mais de traquer, taxer, sanctionner.
Le conducteur est suspect par essence, coupable d’exister. Cette stigmatisation s’est accompagnée d’un dédain systématique pour l’entrepreneuriat, considéré non plus comme une chance mais comme une menace.
Bruxelles n’encourage plus : elle décourage. Elle ne stimule plus : elle entrave.
Et puis, il y a la peur, insidieuse, rampante. Elle s’est installée dans les gestes quotidiens. En 2003, je me promenais montre au poignet, sans y penser. Aujourd’hui, l’arrachage est devenu banalité. Les regards se détournent, les épaules se voûtent, et la vigilance remplace la légèreté.
Les autorités, elles, semblent s’être habituées à ce recul. Comme si l’insécurité n’était plus une anomalie mais une composante admise de la capitale.
Molenbeek reste le symbole le plus criant de cette abdication. Zone de non-droit, territoire livré à d’autres règles, il incarne l’échec de l’État à faire respecter son autorité. Ce renoncement n’est pas périphérique : il contamine tout Bruxelles, rappelant à chaque citoyen que la ville a choisi de fermer les yeux plutôt que de relever les défis.
Et pour parachever ce tableau, il y a l’humiliation institutionnelle : même le gouvernement bruxellois a dû demander des subsides à l’Union européenne pour financer la place Schuman, ce cœur symbolique des institutions. Quelle honte pour une capitale censée représenter l’Europe, incapable d’assumer son propre centre névralgique sans tendre la main.
Et comme si cela ne suffisait pas, Bruxelles demeure aujourd’hui encore sans gouvernement, paralysée dans l’attente, incapable de se gouverner elle-même.
Alors oui, il reste le Sablon, il reste quelques façades intactes, quelques terrasses élégantes, quelques sourires inattendus. Mais ce sont des exceptions, des braises sous la cendre. Bruxelles n’est plus une capitale vivante : c’est une cité résignée.
Elle ne s’embellit pas, elle se défait. Elle ne se réinvente pas, elle s’abandonne.
Je me souviens de mes promenades de 2003 comme d’un roman qu’on referme avec mélancolie. J’y lisais une ville qui, malgré ses failles, conservait un éclat, une dignité, une promesse. Vingt-deux ans plus tard, je traverse une capitale qui a renoncé à elle-même.
Car Bruxelles n’a pas seulement vieilli : elle a accepté sa propre déchéance. On l’a truffée de slogans verts mais vidée de son énergie. On l’a couverte de mesures punitives mais privée d’ambition. On l’a abandonnée à ses fissures, à ses steps jetées au hasard, à ses trottoirs défoncés, à ses zones où l’autorité a déserté. Et désormais, elle en est réduite à mendier l’aide de l’Europe pour sauver sa propre image.
Ce qui se joue ici dépasse l’anecdote : une capitale qui tolère le désordre finit par l’incarner. Bruxelles n’est plus une ville qui se projette : c’est une ville qui s’excuse d’exister.
Bruxelles mérite mieux que son propre renoncement.
Entrepreneur et écrivain, Alexis Melissas vit aujourd’hui à Anvers, en exil volontaire loin de Bruxelles.
Son premier roman, L’Aube du Milliardaire, paraîtra prochainement aux Éditions Edilivre et sera distribué par Hachette Livre.
(Photo : Belpress)