Si l’on peut dénoncer à juste titre la politique protectionniste de Donald Trump, il ne faut pas que nous, Européens, perdions de vue la situation de notre propre continent. L’Union européenne n’a aucune leçon à donner aux États-Unis. Bien au contraire, elle brille par sa bureaucratie pesante et ses règlementations qui handicapent ses membres. Une carte blanche de Pieter Cleppe, rédacteur en chef de Brussels Report.
Les guerres commerciales et le protectionnisme déclenchés par le président américain Donald Trump suscitent beaucoup d’attention. Les commentateurs soulignent à juste titre les dommages que cela cause au commerce mondial et la hausse des prix des produits et services qui en résultera. L’Union européenne n’a pas été autant critiquée ces dernières années, bien qu’elle ait elle aussi mené une politique protectionniste.
Depuis longtemps déjà (en réalité depuis le début du projet), outre de nombreux aspects liés au libre-échange, le projet européen comporte des éléments protectionnistes, avec son tarif extérieur commun. Si les États-Unis sont à peu près aussi coupables que l’UE en matière de protectionnisme, sur des questions telles que l’agriculture et les droits d’importation sur les voitures, l’UE applique des tarifs beaucoup plus élevés que ses partenaires.
En matière d’ouverture du commerce extérieur, l’UE a relativement bien réussi jusqu’au vote sur le Brexit en 2016. Depuis lors, l’UE a eu du mal à négocier une ouverture substantielle du commerce. Cela s’explique en partie par le fait que l’UE a de plus en plus tenté de surcharger les négociations commerciales en essayant d’imposer ses choix réglementaires spécifiques.
C’est par exemple la raison pour laquelle l’accord commercial entre l’UE et l’Australie a échoué en 2023. À l’époque, Karl Haeusgen, président de l’association allemande des fabricants de machines VDMA, s’était plaint que les négociations avaient échoué sur la « question ridicule » de la production de viande ovine et bovine. Il avait ainsi déploré l’influence excessive des intérêts agricoles sur les accords commerciaux, qu’il avait qualifiée de « totalement disproportionnée par rapport à l’importance économique de l’agriculture en Europe ».
L’accord entre l’UE et le bloc commercial latino-américain Mercosur a été pris en otage par la même question. Au cours des négociations, l’UE a soudainement formulé de nouvelles exigences visant à imposer toutes sortes de normes environnementales à ses partenaires commerciaux latino-américains. L’accord doit encore être ratifié par les gouvernements de l’UE, même si la France se montre moins hostile à son égard en raison de la guerre commerciale menée par Trump.
Comment l’UE traite ses voisins proches
La manière dont l’UE traite deux économies proches, la Suisse et le Royaume-Uni, est une preuve supplémentaire de l’hostilité croissante de l’UE à l’égard du commerce. Au lieu de mettre à jour la série d’accords commerciaux bilatéraux conclus entre l’UE et la Suisse dans les années 1990, l’UE tente d’utiliser ces négociations pour imposer sa propre cour suprême comme arbitre ultime, indirectement. Ce serait comme si les États-Unis insistaient pour que, en cas de litige entre l’UE et les États-Unis dans le cadre d’un accord commercial transatlantique, la Cour suprême ait le dernier mot.
Lors des négociations sur le Brexit, l’UE n’a même pas cherché à cacher qu’elle considérait l’ouverture commerciale comme une « concession », suggérant qu’il s’agissait d’une mesure négative, même si elle est bien sûr très bénéfique pour les entreprises et les consommateurs européens, qui bénéficieront ainsi de moins de restrictions sur le commerce entre l’UE et le Royaume-Uni. Là encore, l’obsession de l’UE d’imposer à la fois ses choix réglementaires et sa propre cour suprême a rendu les choses beaucoup plus complexes qu’elles n’auraient dû l’être.
Pour être honnête, les tentatives étranges de la Première ministre britannique Theresa May pour lier le Royaume-Uni à la politique commerciale de l’UE ont également retardé l’ensemble du processus. Ce n’est qu’après le rejet de son plan – à trois reprises – par le Parlement britannique qu’un accord entre l’UE et le Royaume-Uni a finalement été conclu. Il est intéressant de noter que cet accord comprenait une certaine flexibilité, équivalant à un arrangement de type « à la carte », dans lequel le Royaume-Uni obtenait un accès limité au marché en échange de la possibilité de s’écarter presque complètement de la réglementation, malgré les protestations incessantes et lassantes des eurocrates affirmant qu’un tel accord n’était pas envisageable pour le Royaume-Uni.
Avec la première Commission von der Leyen, l’UE a redoublé d’efforts pour contraindre ses partenaires commerciaux à accepter ses choix réglementaires, en mettant en place un certain nombre de réglementations « vertes » qui constituent en réalité des « barrières non tarifaires ». L’une d’entre elles est la nouvelle directive CSRD de l’UE, qui oblige les entreprises à rendre compte de leur empreinte environnementale et de leur exposition aux risques climatiques. Une autre est la directive sur le devoir de diligence, qui oblige les entreprises à identifier et à traiter les préjudices environnementaux et sociaux dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Le facteur Trump
Dans les milieux d’affaires américains, cela a suscité de vives inquiétudes. Cette situation est désormais remise en cause par la nouvelle administration américaine. « Donald Trump donne la priorité à l’Amérique. Et s’il existe un exemple de réglementation étrangère qui relègue l’Amérique au second plan, c’est bien le programme climatique de l’UE », a averti le républicain Andy Barr, membre du Congrès américain, qui s’est plaint de la « fabrique à réglementations » de l’UE. Il a promis : « Un programme donnant la priorité à l’Amérique suscitera une opposition farouche à l’Union européenne, qui tente d’imposer ses réglementations coûteuses et contraignantes aux entreprises américaines. »
L’administration Trump s’oppose actuellement de manière spécifique aux barrières non tarifaires de l’UE. Par exemple, le représentant américain au commerce (USTR) souhaite que l’UE abandonne sa réglementation sur la déforestation. Il fait valoir que cette nouvelle loi européenne, qui impose de nouvelles obligations bureaucratiques sur les importations de produits tels que le bétail, le cacao, l’huile de palme et le caoutchouc, coûtera 8,6 milliards de dollars par an aux exportations agricoles et industrielles américaines.
Ce type de législation illustre bien la manière dont l’UE tente d’imposer ses choix réglementaires à ses partenaires commerciaux, compromettant ainsi de bonnes relations commerciales. Ce sont d’abord les exportateurs d’huile de palme d’Asie du Sud-Est, la Malaisie et l’Indonésie, qui se sont plaints de cette situation. Ces pays jugent particulièrement injuste que, malgré les éloges des ONG pour avoir réduit de manière significative la déforestation, l’UE continue de refuser de reconnaître l’équivalence de leurs normes. Et ce, alors que la dernière version de la norme malaisienne de lutte contre la déforestation (MSPO) est encore plus stricte que la norme européenne.
Il convient de noter que la Commission européenne vient de décider de classer les 27 États membres de l’UE comme présentant un « faible risque » de déforestation, ce qui signifie qu’ils ne seront pas soumis à la lourde bureaucratie dont devront s’acquitter ceux qui sont classés comme présentant un « risque élevé » ou un « risque standard ». La Malaisie a été classée comme présentant un « risque standard », bien que le pays ait souligné que « la Commission européenne sait que nous avons un bien meilleur bilan en la matière que certains États européens ». Un autre problème à cet égard est que la Commission européenne fonde son évaluation sur la « couverture forestière totale » plutôt que sur les données relatives aux « forêts primaires », ce qui signifie que les pays qui autorisent l’abattage de forêts qui ont mis des siècles, voire des millénaires, à se développer et les remplacent par des monocultures sont classés comme présentant un « faible risque ».
Après que le Brésil et les États-Unis – à l’époque encore présidés par Joe Biden – se sont également plaints, l’UE a été contrainte de reporter d’un an l’entrée en vigueur de la législation. Maintenant que Trump s’en plaint, toute la série de nouvelles réglementations écologiques adoptées par l’UE au cours du premier mandat d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission pourrait s’avérer utile. L’UE pourrait désormais les offrir à Trump en guise de boucs émissaires en échange d’un allègement des droits de douane. Les socialistes européens ne sont pas vraiment enthousiastes à cette idée, mais leur poids a été considérablement réduit par les électeurs européens lors des élections du Parlement européen de l’année dernière, comme en témoigne la coopération accrue entre les forces populistes de centre-droit et de droite au sein de cette institution. De plus, la Commission européenne semble ouverte à la discussion sur la suppression des barrières non tarifaires.
Au-delà de Trump
Avant même l’élection de Trump, le détournement de la politique commerciale de l’UE à d’autres fins posait déjà problème. En 2024, la haute responsable du commerce de la Commission européenne, Sabine Weyand, l’avait d’ailleurs reconnu. Dans un discours prononcé devant l’Institut des affaires internationales et européennes, elle avait alors fait remarquer que les partenaires commerciaux remettaient de plus en plus en question l’utilisation par l’UE de sa politique commerciale pour agir en tant que « régulateur mondial », déclarant :
« Nous avons éloigné un certain nombre de partenaires dont nous avons besoin en recourant davantage à des mesures commerciales autonomes, des mesures unilatérales que d’autres pays considèrent comme leur imposant les effets extraterritoriaux de notre législation. (…) Les préoccupations sont énormes. Nous devons donc réfléchir à notre attractivité pour nos partenaires commerciaux. Nous devons adopter une approche coopérative appropriée. »
Outre ses réglementations protectionnistes en matière d’environnement, l’UE a également mis en place ces dernières années un nouveau régime tarifaire, appelé « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » ou « CBAM ». L’idée sous-jacente est que, puisque le reste du monde ne suit pas les politiques climatiques coûteuses de l’UE, certaines importations dans l’UE doivent être soumises à des droits de douane, à titre de compensation. Des pays comme l’Inde ont vivement protesté contre cette mesure, arguant qu’elle viole les règles de l’Organisation mondiale du commerce, mais les médias n’en ont guère fait état.
Protectionnisme intérieur
En outre, ces dernières années, l’UE a également négligé de plus en plus sa mission de lutte contre le protectionnisme intérieur entre les États membres. Le traité de l’UE garantit la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux, mais la Commission européenne semble de moins en moins intéressée par le contrôle du respect des termes du traité. En 2023, le Financial Times a rapporté que les mesures prises par la Commission européenne contre les infractions au marché intérieur avaient diminué de 80 % entre 2020 et 2022, ce qui a conduit des groupes d’entreprises et certains États membres à avertir que le projet de marché unique était « en danger ».
Il y a trois ans, la Commission a même été officiellement réprimandée par le Médiateur européen pour ne pas avoir pris de mesures contre le protectionnisme pratiqué par les Länder allemands.
La politicienne danoise Margrethe Vestager a occupé pendant dix ans le poste de commissaire européenne chargée de la politique de concurrence. Dès son entrée en fonction, en 2014, elle a déclaré sans ambages qu’elle trouvait « naturel que la politique de concurrence soit politique ». Ce type de politisation de l’application des règles de concurrence loyale est bien sûr la dernière chose dont l’UE ait besoin.
La situation est allée de mal en pire pendant la crise du Covid, et elle ne s’est pas améliorée depuis. En conséquence, les États membres de l’UE distribuent désormais sans vergogne des subventions à grande échelle pour contrer la menace de désindustrialisation résultant des prix élevés de l’énergie – qui sont eux-mêmes le résultat de la politique (climatique) de l’UE et d’expériences à grande échelle en matière d’approvisionnement énergétique.
Abus des règles du marché intérieur à des fins protectionnistes
Vestager n’a pas seulement négligé les règles du marché intérieur de l’UE. Elle a également abusé de l’interdiction des aides d’État de l’UE afin de s’en prendre aux grandes entreprises technologiques américaines, par exemple Apple. Vestager a perdu plusieurs de ces affaires devant la plus haute juridiction de l’UE, puisque le Tribunal, juridiction inférieure de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui est la plus haute juridiction de l’UE, a déclaré en 2020 que la Commission n’avait pas prouvé « au regard des exigences légales applicables » qu’Apple avait bénéficié d’un traitement préférentiel qui aurait constitué une aide d’État illégale.
Sa volonté de faire payer plus d’impôts aux entreprises américaines, en s’appuyant sur des zones d’ombre de la législation et en ignorant des violations manifestes du droit européen, lui a même valu d’être surnommée « la dame de la fiscalité européenne » par le président américain Donald Trump lors de son premier mandat. Il serait peut-être juste que Margrethe Vestager s’attaque aux rescrits fiscaux si elle s’attaquait également aux violations manifestes de l’interdiction des aides d’État par l’UE, mais ce n’est clairement pas le cas ici.
La poussée vers une union de la dette
Le poisson pourrit par la tête. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ne joue pas non plus un rôle très positif dans tout cela. Au lieu d’encourager son département de la concurrence à prendre son rôle au sérieux, Mme von der Leyen a proposé des subventions au niveau de l’UE, sous la forme d’un « fonds européen de souveraineté ». Heureusement, les États membres ont édulcoré cette proposition, pour l’instant, mais la Commission va certainement réessayer.
À cet égard, la Commission ne se contente pas de pousser à une augmentation des dépenses de l’UE, mais aussi à une augmentation de la dette commune. Il semble que ce soit la solution de la Commission à tous les problèmes depuis que les États membres ont accepté en 2020 de financer le Fonds de relance Covid de l’UE, suivant de près les scandales, par une dette commune.
À l’époque, l’un des pays réticents était les Pays-Bas, alors dirigés par Mark Rutte, qui avait promis qu’il s’agirait d’une mesure exceptionnelle. Il est toutefois peu probable que les États membres se contentent de rembourser la dette à la Commission européenne ou que celle-ci se voie attribuer des pouvoirs fiscaux pour obtenir directement l’argent des citoyens européens. Le scénario le plus probable est que la Commission sera autorisée à contracter un nouvel emprunt pour rembourser les anciens, ce qui est en fait la procédure standard pour le financement des États membres. Dans ce contexte, il est utile de pouvoir compter sur une banque centrale désireuse de maintenir les taux d’intérêt à un niveau bas ou, Dieu nous en préserve, d’acheter la dette en cas de manque d’intérêt.
Pour la Commission européenne, toute crise est bonne pour faire avancer son projet d’émission commune de dette. Le dernier exemple en date est son projet de « réarmer l’Europe ». Le Parlement néerlandais a voté contre cette idée dans une résolution, mais il est peu probable que les eurocrates y renoncent, étant donné qu’elle reviendrait en fait à transférer une grande partie du pouvoir et de l’influence au niveau de l’UE. Le fait que ce niveau bureaucratique de gouvernance ne dispose d’aucune légitimité démocratique pour s’immiscer dans des discussions sensibles sur la défense et la politique étrangère est tout simplement ignoré.
On a souvent dit que l’UE était née d’un projet de paix. C’est exact, mais on explique rarement que la méthode utilisée pour parvenir à la paix consiste à supprimer les barrières commerciales. L’affirmation « Quand les marchandises ne passent pas les frontières, les armées le font » est juste (même si, à la veille de la Première Guerre mondiale, les interactions et les échanges commerciaux entre les pays étaient déjà nombreux). Avec la protection militaire américaine, l’UE mérite donc d’être saluée pour avoir réduit les risques de guerre en Europe. En abandonnant sa mission première pour ouvrir le commerce, l’UE viole toutefois ses propres valeurs fondamentales.
Pieter Cleppe, rédacteur en chef de Brussels Report (le chapô est de la rédaction)
(Photo : Belpress)