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L’ordre libéral — et l’Occident avec lui — doit évoluer, ou risquer l’obsolescence (Opinion)

par Contribution Externe

L’ordre mondial bâti par les États-Unis après 1945, longtemps synonyme de stabilité et de croissance, est contesté de toutes parts. Si le modèle a apporté paix, prospérité et innovation, il a aussi nourri les frustrations : « Tant que les peuples croyaient que leurs enfants vivraient mieux qu’eux, le système tenait. » Aujourd’hui, ce socle s’effrite. L’Occident, accusé d’avoir « investi dans la croissance mondiale — sans toujours payer le juste prix pour ce qu’il consommait », voit émerger une demande de respect et de partenariat plutôt que de domination. « Le Sud global n’accepte plus d’être régi selon les règles d’un club auquel il n’a jamais été invité. » Pour Peter Vandekerckhove1, ce basculement n’est pas seulement une crise, c’est une opportunité stratégique. « Un monde multipolaire n’est pas nécessairement chaotique, s’il est pensé avec courage, modestie et stratégie. »

L’ordre international d’après-guerre a été établi sous la direction et avec le parrainage des États-Unis, vainqueurs incontestés de la Seconde Guerre mondiale. La plupart des autres nations étaient dévastées — physiquement, économiquement, financièrement —, ce qui rendait naturel que les États-Unis prennent les rênes de la reconstruction du système mondial. Cette domination suscita sans surprise des réticences de la part de l’Union soviétique et de la Chine. Mais aucune des deux puissances ne disposait alors des ressources, de la technologie ni des structures institutionnelles pour rivaliser avec le leadership américain.

Des institutions telles que les Nations unies, le système de Bretton Woods, l’OTAN, le FMI, la Banque mondiale ou encore le Plan Marshall — tout comme les fondements économiques de ce qui allait devenir l’Union européenne — furent conçues ou soutenues par les États-Unis. Au début des années 1950, les produits et marques américains — chewing-gum, Chevrolet, Lockheed, DuPont — étaient connus dans le monde entier. Les usines américaines fournissaient salaires et biens de consommation à la planète. La croissance s’accélérait, les salaires grimpaient, les investissements directs étrangers américains se multipliaient. La démocratie semblait progresser avec la prospérité, portée par la présence de centaines de milliers de soldats américains stationnés en Europe, au Japon et dans le Pacifique pour garantir la stabilité de l’architecture géopolitique.

« L’Occident a vécu en paix et en liberté. Pendant 80 ans. Une durée sans précédent. »

L’Union soviétique et la Chine étaient mécontentes mais paralysées par leurs propres problèmes internes. Pendant ce temps, l’Afrique et le Moyen-Orient devinrent des fournisseurs de matières premières à bas prix pour les puissances industrialisées, livrant des ressources tout en restant souvent pauvres et instables politiquement. L’Occident investissait dans la croissance mondiale — sans toujours payer le juste prix pour ce qu’il consommait.

Les pays ou acteurs qui refusaient d’adhérer aux valeurs et aux exigences de l’Occident — souvent synonymes d’intérêts américains — étaient encouragés ou contraints à se conformer. Ceux qui résistaient s’exposaient à des embargos, des sanctions, voire à des interventions militaires. Pourtant, pour une large partie du monde occidental et de ses alliés ou relais, ce modèle fonctionnait. La démocratie libérale et le capitalisme apportaient prospérité et stabilité politique. Et l’Occident vivait en paix et en liberté. Pendant 80 ans. Une durée sans précédent.

Ce système a permis une expansion inédite du bien-être, de la santé, du savoir et de l’innovation technologique, donnant naissance à une mondialisation qui a diffusé la richesse et les normes occidentales dans une grande partie du monde. Tout cela s’est produit sous le leadership — et la protection militaire — de la Pax Americana. Le capitalisme et la démocratie libérale s’imposèrent, non comme des systèmes parfaits, mais comme les moins mauvais, validés aux yeux de beaucoup par la fin pacifique du Pacte de Varsovie et la chute du mur de Berlin. Les anciens États satellites soviétiques tentèrent — avec plus ou moins de succès — d’adopter une économie de marché et des institutions démocratiques. La Russie elle-même flirta brièvement avec la libéralisation, avant de revenir à l’autocratie au bout de quinze ans.

Mais cette vague libérale s’accompagna d’excès. Au cours des trente dernières années, un déséquilibre profond s’est installé entre le capital et le travail. Les progrès technologiques et des systèmes fiscaux mal adaptés ont conduit à une sur-rémunération du capital. Si la pauvreté a reculé et le niveau de vie globalement augmenté, l’inégalité — réelle ou ressentie — n’a cessé d’alimenter le ressentiment. Les gens vivaient plus longtemps, gagnaient mieux leur vie, consommaient davantage — mais se sentaient frustrés par la répartition inégale des fruits de la croissance. Cela a nourri l’extrémisme, le populisme et le wokisme en Occident.

« Aujourd’hui, l’Occident a perdu à la fois l’énergie bon marché et l’industrie bon marché. »

Parallèlement, des pays autrefois en retard sur le plan économique, culturel ou religieux ont accumulé richesses, technologies et capital intellectuel. Ils exigent désormais une part accrue d’influence mondiale — sinon une redistribution économique, du moins un respect politique. Le Moyen-Orient, enrichi par le boom pétrolier (de 1 à 36 dollars en dix ans, avec un pic à 150 dollars avant de retomber à 60), a gagné à la fois en richesse et en poids géopolitique. La Chine, suivie des « tigres asiatiques », est devenue un pôle économique majeur. Cela a été rendu possible par un vaste transfert de technologies et un accès élargi aux marchés, librement accordés par l’Occident en échange de débouchés pour ses produits à forte marge. Les consommateurs occidentaux se réjouissaient des importations bon marché, même si leurs industries locales s’érodaient face à la concurrence salariale.

Aujourd’hui, l’Occident a perdu à la fois l’énergie bon marché et l’industrie bon marché. Les déficits publics et les dettes se sont accumulés. Car sans croissance continue du bien-être et des revenus, les électeurs finissent par voter leur colère. Tant qu’ils croyaient que leurs enfants vivraient mieux qu’eux, le système tenait. Mais après les chocs — pandémies, guerres, dérèglement climatique, crises sociales —, la plupart des pays occidentaux portent des dettes souveraines supérieures à 100 % de leur PIB. Ces dettes ont été contractées pour maintenir la paix sociale et préserver la légitimité démocratique. Le système repose aujourd’hui, de manière précaire, sur des institutions comme l’ONU, la Banque mondiale, le FMI, l’OTAN, l’UE et le Trésor américain.

Mais les nations passées du statut de « pays en développement » à celui d’« émergents », et désormais proches du rang de « développés », n’acceptent plus le leadership occidental comme une évidence. Elles ressentent même de la rancune après des années d’arrogance et de coercition. Elles réclament non seulement une part du gâteau mondial, mais aussi la reconnaissance de leur autonomie culturelle et politique. Du respect, un partenariat — pas de la domination. Or l’Occident a souvent répondu par une rigidité conditionnelle : suivez nos règles, nos valeurs, notre modèle — ou subissez l’exclusion, les sanctions, voire pire.

« L’Europe, protégée par le parapluie sécuritaire américain, s’est confortablement installée dans des politiques sociales généreuses, au détriment de sa productivité, de sa défense et de sa cohésion démographique. »

Cette fracture ne passe pas inaperçue. Des alliances comme les BRICS prennent forme. Des systèmes politiques et financiers alternatifs émergent. La Chine, de plus en plus affirmée, construit un ordre parallèle. La Russie, affaiblie économiquement et isolée diplomatiquement, s’est muée en partenaire subalterne. Le Sud global — longtemps ignoré ou méprisé — élève la voix. Pendant des années, les capitales occidentales ont balayé ces doléances d’un revers de main.

L’Europe, protégée par le parapluie sécuritaire américain, s’est confortablement installée dans des politiques sociales généreuses, au détriment de sa productivité, de sa défense et de sa cohésion démographique. Le mécontentement populaire — immigration, identité, sécurité — a été ignoré, laissant place à une montée du populisme, du wokisme et des extrémismes.

Lorsque Donald Trump — un populiste répondant à cette même angoisse culturelle et économique aux États-Unis — fut élu sur le slogan « America First », il ne se contenta pas de critiquer les institutions multilatérales : il s’attaqua à l’ordre mondial même que les États-Unis avaient bâti. Il fissura ainsi le concept même d’Occident, l’alliance transatlantique, et discrédita le multilatéralisme aux yeux de nombreux pays, riches comme pauvres.

Mais pour d’autres — les exclus, les désabusés — cette rupture fut une opportunité. L’ordre mondial n’allait plus de soi. Pour certains, c’est une relique. L’Europe apparaît comme une colonie de consommation, sans réel rôle dans les affaires du monde. Cela donne aux BRICS et autres blocs l’occasion de promouvoir un monde multipolaire — jusqu’à ce que trois grandes puissances tentent de se partager le monde dans une nouvelle Yalta, Trump revendiquant son hégémonie comme empereur principal. Les tensions sont donc devenues la norme.

Dans un monde où la révolution technologique et le progrès économique rendent presque tout possible, face aux immenses défis de la sécurité technologique et du changement climatique, cette recomposition géopolitique n’est pas qu’une menace : c’est aussi une chance.

« Les cadres multilatéraux doivent être réformés pour refléter les réalités du XXIe siècle et donner aux puissances montantes la voix et les responsabilités qu’elles revendiquent. »

Le moment unipolaire est peut-être révolu, mais un monde multipolaire n’est pas forcément chaotique. S’il est abordé avec lucidité, humilité et clairvoyance stratégique, il peut fonctionner — à condition d’être fondé sur la croissance économique et un multilatéralisme plus équilibré.

Pour aller de l’avant, l’Occident — et en particulier l’Europe — doit miser sur son autonomie stratégique, investir dans le renouvellement institutionnel et proposer de vrais partenariats, plutôt qu’imposer des conditions. Tout détruire n’est pas une option. Les cadres multilatéraux doivent être réformés pour refléter les réalités du XXIe siècle et donner aux puissances montantes la voix et les responsabilités qu’elles revendiquent. Tout en affirmant nos valeurs chez nous, en Occident, de manière unie.

Sur le plan intérieur, nos systèmes économiques doivent être repensés pour restaurer la confiance civique. Sur le plan international, la coopération mondiale doit se recentrer sur les priorités communes : croissance, résilience climatique, développement technologique, gouvernance, sécurité.

L’ordre libéral — et l’Occident avec lui — doit évoluer, ou risquer l’obsolescence. Mais les valeurs de liberté, d’ouverture, de pluralisme et de coopération fondée sur des règles demeurent dignes d’être défendues. Ce n’est pas l’heure du repli pour l’Europe, mais celle d’un renouveau exigeant. Le leadership peut encore façonner un avenir fondé non sur la fracture, mais sur le progrès partagé. Nous n’avons pas tous besoin des mêmes structures, valeurs, systèmes ou religions pour avancer. Mais nous devons préserver et respecter nos valeurs dans notre sphère d’influence — et respecter celles des autres dans la leur.

Peter Vandekerckhove

(Photo Belga : Dirk Waem – Atlas : Nicolas Messyasz)

  1. Né à Roulers en 1959, Peter Vandekerckhove est un financier belge à la carrière internationale. Il débute comme journaliste économique au journal De Tijd, avant de diriger Fortis Retail Belgium puis plusieurs entités du groupe KBL (aujourd’hui Quintet). Il a siégé au top 25 du groupe BNP Paribas et à de nombreux conseils d’administration en Europe. Il préside ou conseille depuis 2019 des groupes comme ING Luxembourg, Beaulieu International, CapitalatWork et Vanheede. Il accompagne également des familles industrielles dans la structuration de leur patrimoine. Sa trajectoire mêle expertise bancaire, gouvernance stratégique et engagement sociétal. ↩︎

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