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Porsche, IA et révolution industrielle (Chronique)

par Stéphane Peeters

Il y a quelque chose de fascinant dans la capacité de l’Europe à admirer le passé tout en refusant obstinément de voir le présent et de se préparer à l’avenir. Nous avons passé une décennie à débattre des normes d’émissions de CO2, à protéger les marges confortables de nos moteurs à combustion, convaincus que les ingénieries allemande et française formaient un rempart éternel pour notre économie.

Pendant ce temps, Tesla construisait des gigafactories et BYD mettait en place un système de production verticale, allant de la mine de lithium au semi-conducteur. 

Aujourd’hui, nos entreprises abordent l’IA de la même manière. Et l’Europe ne parle que de conformité, d’éthique et de régulation. Cette frilosité culturelle, déguisée en supériorité morale, est le chemin le plus court vers un déclassement qui a déjà commencé.

La chute de Porsche : un électrochoc industriel

Regardons les faits dans l’industrie automobile, car ils sont sans pitié. Sur les neuf premiers mois de 2025, le profit opérationnel de Porsche s’est évaporé, passant de 4.035 milliards d’euros en 2024 à seulement 40 millions d’euros cette année. 

Ce n’est pas dû à une simple baisse des ventes. C’est l’explosion des coûts d’une stratégie de panique. Pris en étau, Porsche a dû admettre un ralentissement des ventes de ses véhicules électriques, et engager des milliards dans une « réorientation stratégique » pour se remettre à produire des modèles thermiques, tout en subissant des droits de douane punitifs et un effondrement de ses ventes en Chine.

En clair : Porsche a attendu trop longtemps. Il a été contraint de dépenser dans l’urgence pour rattraper un retard devenu structurel, et ce, au moment même où ses marchés les plus rentables s’effondrent. Il n’a pas été battu sur la qualité de ses moteurs; il a été rendu obsolète par un nouveau paradigme qu’il a sous estimé.

Le syndrome Nokia : quand l’arrogance précède la chute

Porsche n’est que le canari dans la mine de charbon. La stratégie du « value over volume », cette arrogance de croire que la marque seule suffit, s’est fracassée sur la réalité.

Cette réalité, c’est la concurrence chinoise. Ils ne sont pas seulement moins chers. Ils sont, sur le plan technologique et logiciel, souvent meilleurs. Preuve en est la démonstration de force du mois septembre dernier : une hypercar électrique de BYD a officiellement battu le record de vitesse mondial pour une voiture de série, atteignant 496,22 km/h et détrônant ainsi Bugatti. 

L’Europe a assisté, incrédule, au « moment iPhone » de l’industrie automobile. A l’instar de Nokia qui ne s’est pas adapté aux nouvelles demandes du marché, nos fleurons industriels ont regardé cette nouvelle technologie avec trop d’attentisme, avant de réaliser que les règles du jeu avaient changé.

L’IA, nouveau crash annoncé

Pourquoi ce long détour par l’automobile? Parce que ce que l’Europe vit avec l’intelligence artificielle est une copie conforme de ce scénario.

Les chiffres assez bas de l’adoption de l’IA en Europe sont inquiétants. Trop peu d’entreprises disposent d’une stratégie concrète d’intégration des IA. Les objections habituelles des conseils d’administration sont connues : « Nous testons », « Les pilotes échouent », « Le ROI n’est pas prouvé ». Ils ont raison sur un point : des études montrent que 95 % des projets pilotes IA n’apportent aucun retour sur investissement.

Mais cette lecture est inversée. Ce que l’étude fondatrice du MIT démontre, c’est le contraire : 95 % des entreprises qui ont sérieusement investi dans l’IA, c’est-à-dire avec un alignement stratégique, un soutien de la direction et une intégration aux processus, ont enregistré un ROI positif.

Le problème n’est pas l’IA. Le problème est l’hésitation et le manque de préparation. 

Pourquoi c’est important

Emploi : Une étude de Cognizant estime que l’IA impactera 90 % des emplois. Rater l’adaptation n’est pas une option financière, c’est un suicide social.

Souveraineté : Sans maîtrise des chaînes de valeur de l’EV et de l’IA, l’Europe cesse d’être un leader industriel pour devenir un simple marché de consommation, dépendant des technologies américaines et chinoises.

Compétitivité : La prochaine vague de gains de productivité viendra de l’IA. Si l’Europe la manque, son déclin structurel (démographie, coûts) ne sera plus compensé par l’innovation.

Pourquoi le virage est en train d’être raté

L’Europe rate ce virage par arrogance, encore une fois, et par confusion intellectuelle.

D’abord, une confusion s’opère entre régulation et stratégie. L’AI Act est vanté comme un futur « levier de confiance ». Mais pour l’instant, c’est surtout un coût de conformité. L’Europe construit les meilleures normes de sécurité au monde pour une technologie qu’elle ne sait pas conduire. Le FMI estime que le fardeau combiné du RGPD et de l’AI Act pourrait réduire les gains de productivité liés à l’IA de 30 %. 

Ensuite, une confusion s’opère entre créateurs et utilisateurs. L’Europe se gargarise du succès de Mistral AI, son champion français qui a levé des milliards d’euros. C’est une excellente nouvelle pour un écosystème de l’offre. Mais à quoi sert d’avoir le meilleur moteur de Formule 1 si nos entreprises continuent de rouler en calèche? Le défi n’est pas seulement de créer l’IA, il est aussi et surtout de l’adopter.

Comment éviter le naufrage 

L’heure n’est plus aux projets pilotes isolés dans le « garage de l’innovation ». L’heure est au déploiement industriel et stratégique. L’inaction face à l’intelligence artificielle n’est plus une posture prudente ; c’est un risque industriel majeur et une faute de gestion.

L’effondrement de Porsche en 2025 n’était pas une fatalité, mais le résultat direct de l’arrogance et de l’attentisme. L’histoire, dit-on, ne se répète pas, mais elle rime. La chute d’un fleuron de l’automobile européenne en 2025 est l’écho direct du syndrome Nokia de 2010.

Il est impératif de reprendre le contrôle dès maintenant. Notre impératif n’est pas de créer l’AI Act, mais de l’utiliser comme socle pour un leadership technologique. Agissons pour éviter que d’autres secteurs s’effondrent face à ce nouveau paradigme.

Stéphane Peeters – Fondateur Captain IA Academy+

(Xinhua/Meng Chenguang)

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