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Pouvoir sauvé, autorité abîmée : Ursula von der Leyen et la crise de confiance de l’Union européenne (Opinion)

par Contribution Externe

Elle a tenu bon. La Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a survécu, le 10 juillet 2025, à une motion de censure déposée au Parlement européen. C’est un répit, mais pas une victoire. Mme von der Leyen reste en poste, mais gouverne désormais sur un terrain miné, soutenue par une coalition divisée, fragilisée, fracturée. Plus que jamais, sa légitimité politique est questionnée. Elle ne dispose plus de sa majorité absolue de 361 voix, elle lui en manque une. Retour sur un moment charnière dans la vie de l’exécutif européen. Une opinion de Tobias Teuscher.

La motion de censure n’était ni fantaisiste, ni radicale. Elle reposait sur un socle juridique solide, des arguments clairs, et un fond politique hautement inflammable : l’appel à la démission collective de la Commission européenne pour violations répétées de la transparence, de l’État de droit et des principes de redevabilité. Les trois traités européens permettent la possibilité d’une motion de censure contre la Commission. Les accusations ? Graves : refus de publier les SMS échangés avec le PDG de Pfizer lors des achats de vaccins Covid, soit le désormais célèbre « Pfizergate », qui valut à Mme von der Leyen sa condamnation par le Tribunal de l’Union européenne à Luxembourg le 14 mai 2025 (affaire T-36/23) ; contournement du Parlement sous couvert d’urgence pour débloquer un programme de prêts à la défense de 150 milliards d’euros ; irrégularités dénoncées par la Cour des comptes dans le fonds de relance ; soupçons d’ingérence dans les élections allemandes et roumaines via la régulation numérique.

Le « Pfizergate », en particulier, cristallise les critiques. Il fait de Mme von der Leyen la première présidente de la Commission européenne en exercice visée par la justice. Un verdict qui agit comme un réquisitoire moral contre une gouvernance européenne présentée comme inévitable, contre une culture institutionnelle qui voit dans le contrôle une nuisance, contre une mécanique bruxelloise de validation silencieuse. Aucun prédécesseur n’avait franchi cette ligne.

Une présence assurée, une défense fragile

Strasbourg n’est pas Bruxelles, et le cadre change tout. Venue s’expliquer au siège du Parlement européen à Strasbourg (photo), la plus haute fonctionnaire de l’eurocratie de Bruxelles a affiché un style impeccable. Quelles que soient les critiques légitimes à l’égard de ses choix politiques et administratifs, reconnaissons à Mme von der Leyen une présence digne d’un vrai chef d’État. Elle qui, jadis, ponctuait ses discours en séance plénière de gestes théâtraux et dansait littéralement ses discours à travers une chorégraphie des mots, est apparue droite, posée, résolue, parlant un anglais aussi impeccable comme elle maîtrise les subtilités du français. Une élégance naturelle, rare, sobre. Mme von der Leyen a éclipsé tous les prétendus hommes d’État présents ce jour-là au parterre sans cravate et en chaussettes délavées trop courtes, qui jouent à la gravité sans jamais l’incarner, célébrant l’autodérision comme vertu institutionnelle. Elle incarne l’habitus aristocratique allemand de la forme et de la mesure, une dignité sans affectation. L’Allemande donne corps à ce mot de Talleyrand à Fouché, un soir de souper : « Le savoir-vivre et le savoir mourir, cela, chez nous, se sait à la naissance. »

Mais derrière la prestance, une défense fragile : dissonance cognitive assumée. Plutôt que de répondre aux accusations, Mme von der Leyen s’en est prise aux institutions européennes qu’elle prétend défendre. Ses détracteurs ? Réduits à des complotistes, antivax ou acolytes de Poutine. La motion de censure ne relevait pourtant en rien de la paranoïa. Elle condensait des alertes émanant des autorités européennes respectées comme la Cour de justice, le Parquet, l’Office antifraude, la Cour des comptes et le Médiateur, finalement le New York Times. Et le Parlement lui-même : le 24 juin, sa commission juridique a décidé de poursuivre à la Cour européenne de justice à Luxembourg la Commission sur le programme opaque de prêts à la défense.

À quand une vraie autonomie pour le Parlement européen ?

Malgré ce réquisitoire bien établi, la majorité du Parlement européen est resté fidèle à Mme von der Leyen au point de refuser même tout débat public. Le règlement interne de l’institution prévoit qu’une motion de censure doit être débattue en séance publique suivie de trois jours de réflexion avant de passer au vote. Or, faire relire par chaque chef de file son communiqué de presse qui circule déjà depuis une semaine n’est pas un débat public.

Pourquoi cette fidélité ? La réponse se trouve dans les arcanes du système eurocrate, décrit par un haut fonctionnaire d’un mot cruel : « chacun maintient l’autre à flot ». C’est la cour de Versailles au quartier européen. Faire tomber les locataires du Berlaymont, c’est risquer de faire naufrage avec eux. Les Verts pourraient en faire l’expérience avec leur ancien chef Philippe Lamberts, désormais « conseiller climat » au cabinet de Mme von der Leyen. Une reconversion bien cosy pour cet écolo bruxellois qui fut jadis l’un des plus virulents opposants écologistes à la Commission et qui s’est laissé acheter par celle qu’il prétendait combattre. Les communistes français, eux aussi, ont bravement refusé toute forme de rébellion.

La vérité est là : la motion de censure n’a pas échoué (360 voix contre, 175 pour et 18 abstentions) par manque de fondement, mais parce que le Parlement européen manque de puissance autonome. Il est téléguidé par les partis nationaux qui lui envoient ses membres. L’impératrice chancelle, mais la cour tient bon par crainte de tomber avec elle. Mme von der Leyen agit comme un point de fixation quasi-monarchique dans une architecture européenne éminemment instable. Le corps politique de Mme von der Leyen fonctionne comme un principe de cohésion. La Commission européenne chancelle, les majorités parlementaires vacillent, les alliances des chefs d’Etat se recomposent, mais tant que Mme von der Leyen reste debout, l’édifice européen tient symboliquement. Elle incarne, à la manière des rois de l’Ancien Régime, ce corps politique que l’on critique tout en s’y rattachant, car en le faisant tomber, tous les privilèges pourraient tomber aussi.

« Le Parlement européen prétend défendre la démocratie dans le monde ? Qu’il commence par la défendre chez lui en devenant la conscience du projet européen. »

La présidente von der Leyen et sa Commission européenne reste en place, mais son pouvoir est érodé, son autorité écornée, sa légitimité abîmée. Elle a perdu sa majorité absolue.  Le Parlement européen, lui, a découvert que la censure peut être un signal, même sans effet immédiat. L’État de droit se nourrit du conflit, encore faut-il oser le reconnaître. La démocratie commence là où s’arrête la loyauté au pouvoir. Plus largement, cette séquence charnière révèle une vérité dérangeante : le Parlement européen, fort de compétences acquises au fil des batailles institutionnelles sur le budget, la législation et les traités, a perdu en autorité morale. Il s’est institutionnellement dissous dans la mécanique eurocrate. Il est perçu, non comme un contre-pouvoir, mais comme une chambre d’enregistrement.

Le résultat de vote nominatif en séance plénière donne la preuve : seuls 553 des 719 députés européens ont pris part au vote. Une partie de ces absences semble délibérée, puisque 636 eurodéputés ont participé au vote suivant, immédiatement, et qui correspond au nombre habituel de députés présents aux votes d’un jeudi midi à Strasbourg. Ces membres étaient donc bien assis dans leur fauteuil dans l’hémicycle mais avaient délibérément retiré leur carte de vote pour ainsi être indétectables par manque de courage de leur conviction.

La censure contre la Commission européenne, même échouée, a brisé un tabou. Elle a rappelé aux citoyens – même confusément – qu’un Parlement peut encore contester. Et elle a révélé à quel point l’Union européenne est devenue un système clos, imperméable aux signaux démocratiques. Il faut désormais repenser l’équilibre institutionnel non pas avec de grands slogans fédéralistes « plus d’Europe est la solution », mais par de vraies réformes de redevabilité. Reconnecter l’Union européenne avec les citoyens ne se fait pas tous les cinq ans, mais dans la conflictualité visible du fait politique. Tant que l’on évitera, nous resterons avec des gestes sans conséquence, des postures sans poids. Le Parlement européen prétend défendre la démocratie dans le monde ? Qu’il commence par la défendre chez lui en devenant la conscience du projet européen.

Tobias Teuscher

(Photo : Jean-Christophe Verhaegen / AFP)

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