La démission du premier ministre Français François Bayrou n’était pas un simple accident de parcours : elle a révélé la difficulté croissante de gouverner dans une Ve République. Le pays ne souffre pas d’un dysfonctionnement institutionnel — l’Assemblée délibère, censure et vote — mais d’un blocage politique : comment gouverner sans majorité claire dans une chambre éclatée en blocs irréconciliables ?
La nomination par Emmanuel Macron de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre ne résout pas cette équation. Car Lecornu n’est pas un profil de compromis, encore moins un « pont » vers l’Assemblée. C’est un fidèle du président, un proche qui incarne la continuité d’une ligne rejetée par une large partie des députés. Autrement dit, le même logiciel élyséen dans un contexte où ce logiciel ne passe plus. Le problème est donc d’ordre politique : comment coaliser des forces antagonistes autour d’un cap lisible, dans un pays saturé de dissolutions à répétition et de coups de force procéduraux ? Nommer un proche comme Lecornu ne change rien à cette équation.
Les armes constitutionnelles les plus spectaculaires ne peuvent être la solution. L’article 16, qui confère des pouvoirs exceptionnels au président, ne peut être invoqué que face à une « menace grave et immédiate » contre les institutions et à une « interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Or, la vie parlementaire fonctionne : détourner cet article pour pallier l’impuissance politique reviendrait à présidentialiser encore davantage le régime, au risque de fracturer la confiance civique. La dissolution, prévue par l’article 12, a quant à elle montré ses limites : celle décidée en juin 2024 a produit une Assemblée plus morcelée encore. La dissolution est un instrument légitime, mais jamais une garantie de stabilité. L’histoire l’a démontré : en 1968, elle a offert une majorité écrasante à la droite gaulliste, tandis qu’en 1997 elle s’est retournée contre Jacques Chirac, ouvrant une cohabitation de cinq ans. Dans le contexte actuel, un tel pari ne ferait que renforcer les forces les plus radicales et accentuer l’ingouvernabilité.
« Lecornu est compétent, loyal, énergique, mais il ne symbolise ni l’ouverture ni la capacité à bâtir un compromis transpartisan. »
Reste alors la voie étroite mais praticable des solutions « intra-constitutionnelles », qui dé-présidentialisent la réponse sans dévitaliser l’exécutif. Cela suppose d’abord une investiture politique de fait : le nouveau Premier ministre présente une déclaration de politique générale au titre de l’article 50-1 et sollicite un vote. Sans être juridiquement requis, ce geste créerait une obligation politique claire devant la nation. Ensuite, un gouvernement minoritaire pourrait s’adosser à des accords de confiance et d’appui, à la manière des modèles allemand et espagnol, permettant de sécuriser les budgets et quelques réformes prioritaires, tout en laissant une liberté de vote ailleurs. Les outils de contrainte prévus par la Constitution – délais stricts des lois de finances (art. 47), usage encadré du 49-3 depuis 2008 limité aux textes financiers, commission mixte paritaire de l’article 45, vote bloqué prévu par l’article 44-3 – suffisent à stabiliser un agenda, à condition d’être compensés par des garanties procédurales comme un calendrier partagé, des études d’impact indépendantes, des droits de tirage de l’opposition sur l’ordre du jour et un contrôle parlementaire renforcé.
C’est précisément ici que la nomination de Lecornu paraît fragile. Là où la logique commanderait un Premier ministre-pont, doté d’une stature parlementaire et d’une capacité à fédérer au-delà des rangs présidentiels, l’Élysée opte pour la fidélité. Lecornu est compétent, loyal, énergique, mais il ne symbolise ni l’ouverture ni la capacité à bâtir un compromis transpartisan. Sa nomination traduit moins une stratégie de sortie de crise qu’un réflexe de continuité, risquant de prolonger le blocage. Or les précédents de la Ve République montrent que les instruments procéduraux ne compensent jamais l’absence de coalition assumée. Michel Rocard, en 1988, a tenu grâce à l’art du compromis et à un usage pragmatique du 49-3. Jacques Chirac, en 1997, a perdu son pari de dissolution et a ouvert la voie à une cohabitation longue. Charles de Gaulle, enfin, a préféré démissionner en 1969 après son échec référendaire, considérant que son autorité politique était épuisée. Dans tous les cas, ce sont les compromis politiques, et non les mécanismes institutionnels, qui décident du destin d’un gouvernement.
« La crise ouverte par la démission de Bayrou pouvait être une occasion de maturité républicaine. »
La comparaison européenne éclaire cette impasse. En Allemagne, une motion de censure n’est recevable qu’à condition d’élire simultanément un successeur, selon le mécanisme dit de « défiance constructive » prévu par l’article 67 de la Loi fondamentale, ce qui dissuade les gestes purement tactiques. En Espagne, l’investiture positive de l’article 99 de la Constitution oblige le chef du gouvernement à bâtir une majorité explicite, quitte à s’appuyer sur des abstentions « facilitatrices ». Sans transposer mécaniquement ces modèles, la France pourrait s’en inspirer : pactes d’investiture chiffrés, engagement public à ne pas déposer de motion de censure sans projet alternatif, usage limité et justifié des outils de contrainte.
La crise ouverte par la démission de Bayrou pouvait être une occasion de maturité républicaine : inventer une pratique de coalition adaptée à la réalité parlementaire, formaliser un contrat de législature, renforcer les mécanismes de contrôle et de co-construction. Elle se transforme, avec Lecornu, en répétition générale du blocage. La Ve République n’est pas en panne de règles, mais de volonté politique. Gouverner aujourd’hui, ce n’est pas imposer depuis l’Élysée : c’est négocier, partager et rendre des comptes. Or la nomination d’un fidèle ne garantit pas cette mutation. Elle prolonge l’illusion d’un pouvoir présidentiel intact, alors que la légitimité se déplace désormais vers l’Assemblée.
Fouad Gandoul, chroniqueur 21News
(Photo : Magali Cohen / Hans Lucas via AFP)