Aux yeux de Xavier Raufer, criminologue de longue date qui a récemment donné la réplique à Vincent Roux, du Figaro, le narcotrafic prospère moins par génie du crime que par discontinuité de l’État. Sa thèse s’est affinée à mesure que l’Europe s’est transformée en un vaste marché d’écoulement et de transit de narcotiques. Elle tient en une promesse austère qui stipule qu’il n’y a nul besoin de réinventer la répression, il ne faut que l’appliquer, partout, systématiquement, suffisamment longtemps, en visant les têtes plutôt que l’écume.
Dans le récit du criminologue la pierre de touche de la drogue de ce début de siècle n’est pas l’herbe ni les opioïdes, mais la cocaïne, qui irrigue l’essentiel du marché, parce qu’elle coche toutes les cases d’une industrie de rente, par sa production au long cours, par la massification de ses envois, à la distribution désormais capillaire, et par la démocratisation de ses prix (en dix ans le gramme est passé au de 60 euros à 30 euros). À l’arrivée, l’équation n’a rien de sibyllin, quand l’offre se dilate, le prix chute, la pureté grimpe, et la marge nette s’envole. Raufer l’illustre à sa manière, par cet exemple imagé qui a fait florès chez les policiers spécialisés, qu’une tonne écoulée proprement sur un grand hub rapporte de quoi salarier des équipes, acheter des complicités et réinvestir immédiatement – il ajoute, plus sensationnel encore, qu’un bandit industrieux peut, en quatre allers retours en Amérique du Sud, devenir milliardaire. C’est un bras de levier économique qui renverse l’avantage institutionnel. Non parce que l’État serait sans moyens, mais parce qu’il consent trop souvent à des cycles courts, discontinus, spectaculaires mais au fond, inefficaces.
Effet de déplacement : quand la fourmilière survit au coup de talon
Raufer le martèle : la politique de la ville ou les fameuses opérations « coup de poing », médiatisées et répétées à l’envi, impressionnent inutilement. Elles dispersent plus qu’elles n’assèchent, c’est là toute l’inanité de cette méthode bravache. La fourmilière n’est pas détruite, elle se recompose tout simplement ailleurs. L’histoire récente en a donné la parfaite démonstration. La pression est ponctuellement maximale sur certains quartiers métropolitains, il s’ensuit un glissement de la pègre vers des périphéries moins denses, des villes moyennes, des zones rurales, dont les forces de l’ordre n’ont ni l’effectif suffisant ni l’expérience du contentieux de masse. Sous son épiderme le trafic s’est modernisé ; il s’« ubérise » par la livraison discrète, se crypte sur les messageries, se coordonne dans son rhizome cabalistique, tout cela rend certaines scènes de rue presque folkloriques, comme celles de paraguantes aux résidents des immeubles, des services divers en dédommagement des nuisances de leur trafic. Le deal n’a évidemment pas disparu mais s’est modernisé, s’arrimant désormais à des flux que seul l’État peut freiner à condition qu’il concentre l’effort là où il le faut vraiment.
De la rue aux terminaux la logistique décide
Une pierre angulaire de l’analyse de Raufer rejoint l’expérience européenne ; que les ports sont devenus la clef de voûte du marché, parce que tout s’y réunit — volume, vitesse, complexité et sous-traitance en chaîne. Le conteneur contemporain est en quelque sorte une boîte noire qui voyage à grande cadence et à faible friction ; empêcher la cargaison d’entrer n’a d’effet que lorsqu’on comprend la chorégraphie complète du passage, du quai au camion, du scanner à l’entrepôt, du terminal à la bretelle d’autoroute. Là encore, le criminologue balaie les fuites en avant législatives. La plupart des outils existent, qu’il s’agisse d’incriminations lourdes contre les structures ou de confiscations patrimoniales agressives. Ce qui manque, selon lui, n’est pas la loi mais la continuité d’exécution et le choix des priorités.
Anvers, le parangon du trafic de grande échelle
Pour prendre la mesure de ce dont est certain Raufer, il suffit de regarder, un temps, en Belgique. Anvers n’est pas leproblème, mais un bon révélateur de la grammaire des trafics à l’échelle du continent. La ville-port concentre tout ce qui rend l’Europe attractive pour la cocaïne, un hub gigantesque, des terminaux innombrables, une ouverture qui fait la force de l’économie locale et, c’est le contrecoup, un terrain d’attaque idéal pour les mafias de la drogue. L’ampleur des saisies mesure la partie immergée de l’iceberg ; l’on sait qu’une part énorme échappe toujours au filet.
Surtout, Anvers montre comment s’organise la pression sur les maillons humains, par des sollicitations répétées des dockers, des tentatives de corruption ciblées, une intimidation feutrée des familles, des « missions flash » confiées à des équipes venues de l’étranger pour briser une clôture, rattraper un sac, transborder, disparaître. L’écosystème criminel étudie scrupuleusement la logistique légale, et là où le contrôle est segmenté et rapide elle joue l’infiltration fine ; là où il se centralise, on pousse la corruption au pinacle. Ce que dit Raufer de la nécessaire densification étatique sur les nœuds logistiques retrouve ici une évidence empirique car sans une présence robuste, durable et techniquement outillée le port redevient une rade ouverte.
La chaîne pénale, vertèbre escamotée d’un contentieux de masse
Vient alors le chapitre de l’asphyxie douce de la justice qu’il y a beau temps que Raufer réitère avec perspicuité. Trop peu de procureurs, des audiences saturées, des délais qui s’allongent, des peines mal exécutées — il ne plaide pas le grand soir, mais le travail ordinaire, rigoureux. Pour lui, l’inflation législative a servi d’alibi à la discontinuité. On vote, on communique, on promet, puis l’effort se délite dans l’hypogée d’une justice surmenée. Or, rappelle-t-il, l’arsenal est assez fort pour frapper les directions, pas seulement les portefaix de quartier, à condition de payer le prix politique d’une chaîne pénale dimensionnée à la réalité, ce qui signifie instituer des parquets capables de tenir le rythme, des sièges renforcés et assurer l’exécution des peines, ce qui doit redevenir une évidence, et non une exception.
Il n’y a pas de victoire sans acribie administrative ; Raufer l’assume, quitte à frustrer le goût médiatique pour les actions policières et judiciaires spectaculaires.
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