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Carte blanche : L’école de la déculturation

par Contribution Externe
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Dans un collège de l’enseignement libre, la sélection d’un livre à contenu explicite par un professeur de français suscite un vif débat. Entre liberté pédagogique et protection des jeunes, parents et enseignants s’affrontent sur le rôle de la littérature et ses limites dans l’éducation. Une carte blanche de Jean de Codt, magistrat.

Ceci est une histoire vraie. Elle se déroule en classe terminale d’un collège relevant de l’enseignement libre subventionné et fréquenté par des jeunes issus de milieux plutôt favorisés. Le professeur de français donne à lire, aux rhétoriciens, un livre dont le contenu pornographique suscite l’incompréhension de quelques parents. Face aux réactions, le directeur organise un débat entre l’enseignant contesté et les parents des élèves concernés. Tout le monde vient : la salle de classe est comble. Le professeur, une jeune femme élégante et au visage avenant, explique son choix. Il est très difficile, nous dit-elle en substance, de trouver, dans la littérature contemporaine, un ouvrage qui ne soit pas provocant. Or, le livre qu’elle a retenu est très bien écrit, la psychologie des personnages y est finement analysée et l’œuvre a été couronnée par de nombreux prix.

La parole étant donnée au public, je me lève et adresse à l’assistance le discours résumé ci-après. Tout en parlant, j’essaie d’accrocher le regard de l’enseignante. Elle me suit des yeux durant les cinq premières minutes puis s’abîme dans la contemplation du plafond, de la porte ou encore de l’extrémité de ses doigts. Je sens que mes mots ne passent pas mais je continue à peu près dans les termes qui suivent :

« Qui dira jamais la hauteur de la mission d’un professeur de langue et de littérature ? Il libère le pouvoir fabuleux de la parole. C’est par le langage maternel que nous avons été éveillés à la tendresse du monde, à la poésie du réel. Quand je pose que A plus B au carré est égal à A au carré, plus deux fois le produit de A par B, plus B au carré, je ne prends pas beaucoup de risques, je formule simplement une équation qui ne renvoie qu’au système clos dans lequel elle s’inscrit. Mais quand je dis : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines », ou encore : « Objets inanimés, avez- vous donc une âme qui s’attache à notre âme et l’oblige à aimer ? », vous sentez bien, du moins je l’espère, que ce qui est en jeu est d’un tout autre ordre.

De l’importance du verbe

La langue ne se réduit pas non plus à un outil de communication. Certes , il est utile de pouvoir dire à son voisin : passe-moi le sel. Mais, bien au-delà de cet aspect purement fonctionnel, sentez-vous, comme moi, le mystère de ce lien qui paraît unir le mot à la réalité qu’il désigne ? Albert Camus disait que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Je sais d’expérience qu’un procès peut se gagner ou se perdre sur un mot. L’incapacité de verbaliser débouche sur la cécité, la frustration et la violence. Au commencement était le verbe. Nul n’est indemne du langage qu’il parle. En articulant du sens au moyen des phrases, je construis un discours qui construit le monde.

Donc, si tout commence et tout finit par le langage, très haute est la responsabilité de celui qui l’enseigne, et surtout de celui qui l’enseigne dans sa forme suprême qu’est la littérature.

Or, voici que dans l’exercice de cette mission la plus haute surgit, ici au collège de S., le choix d’un livre dont la langue puissante, ciselée, est mise au service de la pornographie. C’est à travers elle que des adolescents sont mis au monde que cette langue construit.

Complaisance pour l’innommable

L’ouvrage comporte quatre cent cinquante pages. Quarante-cinq pages, soit dix pourcents, sont de la pornographie pure, le reste étant consacré à l’acheminement du lecteur vers les scènes qui le tiendront en haleine et imprimeront dans son jeune cerveau des images ineffaçables : viols en bande, attentats à la pudeur, masturbations individuelles et collectives, traitements inhumains et dégradants, sévices sexuels avec leurs lents apprêts. Omniprésence du stupre, de la débauche, du sexe jusqu’à la nausée.

Mon problème n’est pas de savoir si un livre érotique ou pornographique peut être artistique. Si tout commence et tout finit par le langage, comme l’a dit Ernst Junger, alors demandons-nous de quoi cet enseignement est le nom. Aurions-nous oublié ce qu’est un « élève » ? Ce jeune, que le professeur a pour mission d’« élever », va-t-il  réellement grandir en se plongeant, à doses répétées, dans des récits tout imprégnés des vapeurs de la sentine où ils ont été « ramassés » ?

Le corps enseignant avant les parents

Et je me rassieds, plutôt content de mon éloquence. Quelques mamans s’inquiètent tout de même de l’impact de l’ouvrage sur leurs jeunes. « On a un petit malaise », expliquent-elles. Le directeur les rassure vite en annonçant que les élèves pour lesquels il y a difficulté, ne sont pas obligés de lire le livre, qu’ils ne seront pas pénalisés pour autant et que le bouquin sera remboursé.

L’auditoire est rasséréné. Que demander de plus ? On en arrive même à applaudir l’enseignante qui a eu le courage de venir au débat et d’assumer ses choix. Un participant rappelle que lors de la parution de « L’assommoir », d’Émile Zola, des esprits médiocres avaient également crié au scandale, avant que l’hommage unanime à ce chef-d’œuvre ne les fasse taire. Ne retombons pas dans les mêmes ornières, dit-il. L’enthousiasme est à son comble lorsque l’auditoire apprend que l’école a pris l’initiative d’inviter Madame L., l’auteur du livre contesté : chacun pourra ainsi se familiariser avec son œuvre et dialoguer avec cet écrivain d’exception.

Je suis étonné aussi de cette tendance qu’a notre époque de se prendre pour une autre. Je ne crois pas que Madame L. puisse se comparer à Zola ou à Flaubert. Ce n’est pas parce que d’authentiques chefs-d’œuvre du passé ont mis un peu de temps avant d’être appréciés que le rejet, aujourd’hui, d’une prétendue œuvre d’art prouve nécessairement la petitesse d’esprit de ceux qui l’expriment et la qualité suprême de l’ouvrage injustement décrié.

Enfin, il est attristant de constater que le débat n’a pas résolu la question de principe. Pour éteindre la contradiction, il a suffi de lancer un os à ronger aux contradicteurs. Les jeunes que cela dérange ne devront pas lire le livre. Très bien. Avec, en prime, cette attention charmante : l’école offre une tribune à l’auteur. La violence, ce n’est pas de diffuser la pornographie auprès des mineurs d’âge ; la violence, c’est de s’opposer à cette diffusion. Albert Camus, encore lui, avait décidément raison : le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par une étrange inversion, c’est l’innocence qui est sommée de fournir des justifications.

Jean de Codt, magistrat

(Photo Belgaimage)

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