La grande majorité des médias européens ont tendance à jeter une étiquette toute faite sur le président argentin Javier Milei : « extrême droite », « radical », « danger pour la démocratie ». Cette grille de lecture est confortable, mais elle manque la réalité profonde. Milei n’est pas un nostalgique des années sombres du Cône Sud. Il se présente d’abord comme un libéral classique, associé à un certain conservatisme sociétal, qui entend tirer l’État hors de sa fuite en avant financière et redonner la priorité au travail, à la responsabilité, à la liberté d’entreprendre.
L’Argentine ne s’est pas tournée vers lui par hasard. Elle a été saisie par un sentiment de lassitude et d’urgence : une inflation cumulée qui a atteint des sommets historiques, un État dépensier jusqu’à l’étouffement, un cercle clientéliste infusé dans la région de Buenos Aires, et des millions de travailleurs qui voyaient leur pouvoir d’achat s’évaporer. En décembre 2023, à son arrivée, l’inflation cumulée annuelle dépassait 200 %. Au printemps 2025, l’inflation mensuelle est tombée à 1,5 % en mai, un plus bas d’environ cinq ans. Le déficit budgétaire que certains gouvernements précédents avaient laissé à plus de 5 % du PIB a été transformé en surplus primaire.
L’Argentine n’est pas Buenos Aires
Un élément clé que peu de commentateurs européens prennent en compte : l’Argentine présente de très fortes disparités régionales. L’appareil clientéliste et le système qui vivait de l’argent public se concentrait largement dans la province de Buenos Aires. Les autres provinces, productrices, exportatrices, plus rurales ou moyennes, n’avaient pas forcément intérêt à maintenir un État dépensier uniquement pour pérenniser des rentes locales.
Lors de la seule élection locale organisée en 2025, dans la province de Buenos Aires le 7 septembre, le péronisme a résisté comme attendu dans son bastion historique. Certains commentateurs européens s’en sont aussitôt saisis pour y voir un rejet national des réformes. C’est une erreur de perspective. Buenos Aires n’est pas l’Argentine. La dynamique politique qui soutient le programme de Milei se déploie bien au-delà de cette province, dans un pays réel qui est moins celui du clientélisme et des rentes publiques.
Cette dynamique s’est renforcée avec un choix économique audacieux. Milei a libéralisé rapidement le marché des changes. Là où le péronisme avait maintenu pendant des années des contrôles stricts sur le dollar, Milei a décidé de laisser les marchés jouer leur rôle. Il fait explicitement confiance aux investisseurs. Ceux-ci redoutent avant tout un retour d’un État dépensier qui manipule la monnaie. À chaque fois que l’étatisme repointait son nez, le peso s’effondrait. En renversant cette logique, Milei envoie un signal clair : l’Argentine ne cherche plus à cacher ses déséquilibres mais à les résoudre. C’est précisément dans ce contexte de retour de la crédibilité qu’est intervenue l’annonce américaine d’un soutien financier pouvant atteindre 40 milliards USD. Washington n’investit pas sur la nostalgie du passé, mais sur la possibilité d’un avenir assaini. Si les réformes tiennent, la confiance se reconstruit et l’économie peut enfin respirer.
Ce que les médias européens ne soulignent pas assez, c’est que les signaux macro économiques commencent à changer. La croissance du PIB est projetée à environ plus 5,5 % en 2025 pour l’Argentine. Le ratio dette sur PIB pourrait passer d’environ 83 % vers 2025 à des niveaux inférieurs à moyen terme. Autrement dit, les électeurs ne votent pas pour un homme mais pour une perspective de normalisation économique : moins d’inflation, moins de dette, moins d’État paresseux et captif.
Des leçons pour la Belgique
Alors, pourquoi la Belgique devrait elle regarder ce qui se passe à l’autre bout du monde ? Parce que malgré les différences évidentes, nous ne sommes ni en crise d’hyperinflation ni en faillite, certains signaux ressemblent à ceux d’une société en attente. En Belgique, le ratio dépenses publiques sur PIB est estimé autour de 54 % pour 2024. Ce sont des chiffres qui posent question : est-ce bien un État au service du citoyen et du travail ou un État dont le système devient lui-même le frein de la prospérité ?
À grande échelle, la Belgique comme plusieurs pays d’Europe occidentale voient poindre une lassitude sociale. Les travailleurs supportent une part élevée du fardeau fiscal, mais ne perçoivent pas toujours l’efficacité attendue des services publics. On observe la montée de discours qui mettent en avant la responsabilité individuelle, la réforme, la pertinence de l’État. Cela ne veut pas dire qu’il faut adopter aveuglément le modèle argentin. Il s’agit d’être attentif : un système sature, un ressentiment monte et ce n’est pas parce que le sujet État Fiscalité est tabou que le mouvement s’arrêtera.
Ce mouvement d’idées gagne du terrain. En Belgique, certains responsables comme Georges-Louis Bouchez évoquent davantage la réduction des charges sur le travail et la création de richesse avant sa redistribution. En France, des noms comme David Lisnard commencent à porter un discours qui rappelle l’épicentre argentin : moins de clientélisme, plus de mérite, un État recentré. Ceci est le signe que le message ne tombe plus dans l’oubli, il percole.
Une vague populaire rationnelle
Les médias refusent souvent de voir ce ras le bol sous-jacent : le gaspillage d’argent public, les régulations qui paralysent, les lourdeurs bureaucratiques. Le jour où un Milei belge ou européen émergera, ce ne sera probablement pas en tant que miroir caricatural de l’Argentine, mais en tant que symptôme d’un système politique épuisé. Le changement ne viendra pas d’un personnage unique, il viendra d’une vague populaire rationnelle, nourrie de frustration et d’espoir en même temps.
La Belgique ferait bien d’apprendre deux choses de l’Argentine. D’abord, que la critique du statu quo économique et politique n’est pas forcément un appel extrémiste, mais peut être un appel au bon sens.
Ensuite, que l’efficacité publique, la maîtrise des finances et l’État au service du citoyen sont des valeurs qui peuvent regagner du terrain si elles sont portées avec clarté.
Ne pas écouter ce message, ce serait risquer d’être dépassé. Parce que si l’Argentine nous montre quelque chose, c’est que la surprise politique ne vient pas toujours de ce que nous regardons, mais de ce que nous ne voyons pas venir.
Xavier Corman, contribution externe
(Photo by AFP)