A priori, recruter des personnes d’origine étrangère dans les partis politiques part d’une bonne intention au niveau de l’intégration. Malheureusement, le correspondant européen de Libération constate que le profil de ces candidats, souvent religieux et parfois islamiste, relève du communautarisme plutôt que de la volonté de forger des « nouveaux Belges ». Deuxième partie de notre long entretien avec Jean Quatremer.
21 News : Vous vous attendiez à l’évolution délétère de LFI dénoncée par Bernard Cazeneuve et Emmanuel Valls ? Quelle analogie avec la Belgique ?
Jean Quatremer : Par rapport à la France, la Belgique me semblait être un exemple de réussite d’intégration puisque, dans tous les partis politiques, des personnalités d’origine étrangère parvenaient à des positions de pouvoir, exactement comme au Royaume-Uni : conseillers communaux, bourgmestres, députés, ministres, etc. Le problème, qui ne m’est apparu que tardivement, est qu’une partie de ces personnalités, pas toutes loin de là, ont cherché à complaire à un électorat musulman travaillé au corps par les islamistes. On a donc vu des partis de gauche, traditionnellement laïcs, se mettre à défendre des revendications religieuses comme par exemple l’abattage rituel ou le voile.
21 News : Quand est-ce que les choses commencent à apparaître ?
J. Q. : L’assassinat du commandant Massoud en Afghanistan par deux Belges, puis les attentats de 2015 et 2016, ont été un tournant dans la prise de conscience que quelque chose avait dérapé en Belgique. En France, on ne parlait plus de la Belgique, mais du « Belgistan », car la majorité des terroristes islamistes qui ont ensanglanté l’Europe venaient de votre pays, sans même parler du nombre de combattants partis rejoindre l’État islamique en Syrie. Cela aurait dû entraîner une prise de conscience que quelque chose avait dérapé dans le pays. Il n’en a rien été, comme l’ont montré les manifestations de haine anti-israélienne et antisémite ainsi que les appels à l’intifada mondiale qui ont suivi le pogrom du 7 octobre 2023. On a même vu un imam appeler récemment à « brûler les juifs » au centre de Bruxelles sans que cela n’émeuve les autorités locales.
21 News : Et depuis 2016, la sensibilisation à ces problèmes est passée à la trappe ?
J. Q. : Face à cette radicalisation d’une partie des citoyens musulmans, les partis politiques auraient dû s’interroger sur les personnalités membres de leur parti qui n’étaient pas en accord avec les valeurs qu’ils professent par ailleurs, notamment sur la laïcité, sur l’antiracisme ou sur l’égalité hommes-femmes… Ni le PS, ni Ecolo, par exemple, ne s’accommoderaient d’un évangéliste radical – et il y en a –, mais ils ne voient aucun problème à accueillir des personnes qui défendent un agenda séparatiste, c’est sidérant. Lorsque le pape répète son opposition à l’avortement lors de son voyage en Belgique et qu’il estime que les médecins qui le pratiquent sont des assassins, les médias et les partis politiques protestent à juste raison. En revanche, c’est le silence face aux propos antisémites, à la défense de l’abattage rituel ou du port du voile d’une partie de la communauté musulmane. Ce deux poids-deux mesures n’est propre qu’à LFI en France, un parti qui ne pèse que 10 % des voix.
« Aujourd’hui, on est raciste si on critique la religion musulmane »
21 News : Pourquoi selon vous la Belgique est-elle si « poreuse » ?
J. Q. : Le « communautarisme » est consubstantiel à la Belgique. Le fait qu’une communauté musulmane se soit affirmée ne pose donc de problème à personne. Or, cette communauté porte potentiellement des valeurs qui ne sont pas forcément en concordance avec celles portées par nos pays européens. Et ça mérite au minimum un débat. Or il n’y en a pas eu. L’intelligence qu’ont eu les islamistes proches des Frères musulmans ou des salafistes en Belgique, c’est d’avoir pénétré la plupart des partis politiques en jouant de leur poids électoral. Or, les islamistes ont réussi à faire croire que critiquer la religion musulmane, c’est du racisme. Comme si la religion n’était pas une idéologie mais faisait partie de l’ADN ! L’islamophobie est un piège dans lequel beaucoup sont tombés. Aujourd’hui, on est raciste si on critique la religion musulmane, alors que le racisme c’est haïr toutes les personnes qui ne sont pas comme vous et non pas qui ne pensent pas comme vous.
21 News : Un auteur comme Kamel Daoud refuse l’assignation identitaire…
J. Q. : Et il a bien raison ! Le drame est que ceux qui ne partagent pas l’agenda des rétrogrades religieux sont abandonnés de tous. Pour dire les chose brutalement, pour une partie de la gauche et même de la droite, il n’y a d’Africains ou de moyen-oriental que musulmans voire islamistes. Et on en vient à tolérer l’antisémitisme d’une partie de la communauté musulmane, largement établie par des travaux scientifiques, comme s’il y avait un racisme tolérable. Interrogez-vous sur le silence de l’État belge face à l’antisémitisme qui a explosé en Belgique. Au moins, en France, les pouvoirs publics l’ont fermement condamné même si on peut estimer qu’ils n’en ont pas fait assez.
À quand la prise de conscience ?
21 News : Les élections du 9 juin ont-elles changé la donne ?
J. Q. : Je trouve ces élections intéressantes parce qu’elles montrent qu’une partie de la Belgique commence à réagir : après tout, en dehors de Bruxelles, ce sont les partis les moins pénétrés par l’islamisme, NVA, MR et Engagés, qui ont gagné les élections, en dépit d’un barrage médiatique et même sondagier sans précédent.
21 News : Mais n’est-ce pas la même chose en France ?
J. Q. : Il n’y a que LFI qui est sur cette ligne. Cela remonte à 2019 lorsque Jean-Luc Mélenchon (président de La France Insoumise, ndlr) a participé à la manifestation contre l’islamophobie. Et c’est à ce moment-là qu’il a décidé de « jouer les quartiers », donc la communauté musulmane, comme l’a révélé François Ruffin depuis lors purgé du parti. Et ça a plutôt marché parce que s’il a fait 10% des voix aux dernières élections, c’est grâce à ce vote des banlieues. Il y a des bureaux de vote, par exemple à Mantes-la-Jolie, où le vote LFI monte à 82%.
21 News : Et puis la laïcité est un concept beaucoup plus fort que la « neutralité » belge…
J. Q. : En effet, en France, on a une ligne de défense extraordinaire qui est la laïcité. Alors qu’en Belgique, la laïcité est traitée comme une religion comme une autre. On a vu le résultat à l’ULB, temple de la laïcité, qui s’est dotée d’une salle de prière musulmane, par « antiracisme », un traitement dont les catholiques n’ont jamais bénéficié et qu’ils n’ont d’ailleurs jamais revendiqué.
21 News : Ça tranche avec notre regard sur le Pape…
J. Q. : Critiquer la religion comme critiquer toute idéologie est un droit fondamental. Il ne s’agit évidemment pas de s’en prendre aux personnes qui la pratiquent, car c’est une discrimination intolérable. Selon la Ligue belge contre l’antisémitisme, Fouad Ahidar est antisémite. C’est très clair… Mais le débat n’a pas eu lieu, comme d’habitude.
Retrouvez ici la première partie de notre long entretien avec Jean Quatremer.
Entretien : NDP et JPM
(Photo Belgaimage)