Les États-Unis continuent de convoiter le Groenland, en vertu d’une doctrine de conquête remise au goût du jour par l’administration Trump. Une chronique de Pascal Lefèvre, chroniqueur politique indépendant.
Il y a quelques jours s’est achevée la première visite officielle au Danemark du nouveau Premier ministre groenlandais, Jens-Frederik Nielsen, nommé à la suite des élections locales du 11 mars 2025. Ce déplacement visait à renforcer la coopération entre le Groenland, territoire autonome danois, et Copenhague, dans le contexte des visées annexionnistes récemment réaffirmées par le président américain Donald Trump. En parallèle, le roi du Danemark, Frederik X, se rendait à Nuuk afin de souligner les liens unissant l’île à la Couronne danoise.
Depuis son retour au pouvoir en janvier 2025, Donald Trump a exprimé à plusieurs reprises son souhait – déjà formulé auparavant – d’incorporer le Groenland aux États-Unis. « Je pense que nous allons l’obtenir, d’une manière ou d’une autre » a-t-il déclaré lors de son discours « America is back » (« L’Amérique est de retour ») prononcé devant les deux chambres réunies du Congrès le 4 mars dernier. Rappelons que le « président-élu » avait déjà indiqué à Mar-a-Lago, début janvier, qu’il n’excluait pas le recours à des moyens de « coercition militaire ou économique ».
Un droit « quasi divin » d’extension
Cette position s’inscrit dans la continuité de la doctrine de la « Destinée Manifeste » (« Manifest Destiny »), développée la première fois en 1845 par un journaliste américain, John O’Sullivan, dans un article intitulé « Annexion » (« Annexation »), publié quelques jours après le rattachement de l’éphémère République du Texas aux États-Unis. Selon cette thèse, les États-Unis auraient un droit quasi divin « de s’étendre sur le continent alloué par la Providence pour le libre développement de [ses} millions d’habitants qui se multiplient chaque année ».
Donald Trump s’est d’ailleurs référé à cette vision lors de son investiture à la Maison Blanche le 20 janvier de cette année : « Les États-Unis se considéreront à nouveau comme une nation en pleine croissance, une nation qui accroît sa richesse, étend son territoire, construit ses villes, élève ses attentes et porte son drapeau vers de nouveaux et magnifiques horizons. Et nous poursuivrons notre destinée manifeste vers les étoiles, en lançant des astronautes américains pour planter les étoiles et les rayures sur la planète Mars. »
Le Groenland fait partie du plan
En 2019, lors de son premier mandat, il avait déjà fait part de sa volonté d’acheter le Groenland. La Première ministre danoise, Mette Frederiksen, avait alors répliqué que « le Groenland n’est pas à vendre » et qualifié cette proposition d’« absurde ». L’ancien Premier ministre danois, Lars Løkke Masmussen, avait même parlé d’un « poisson d’avril par anticipation »). Ces propos, jugés « méchants » par Trump, avaient entraîné l’annulation de sa visite officielle au Danemark prévue peu après.
Soyons clairs : tant qu’on reste dans un cadre consensuel, librement consenti et exempt de toute pression, les États-Unis peuvent formuler une offre d’achat ou d’intégration du territoire groenlandais. Il appartient ensuite au Danemark et au Groenland, parties directement concernées, de l’accepter ou de la rejeter.
Des tentatives avortées par le passé
De nombreux précédents existent, positifs ou non. Les États-Unis ont légalement acheté la Louisiane à la France en 1803, l’Alaska à la Russie en 1867, et les Antilles danoises (aujourd’hui les Îles Vierges américaines) au Danemark en 1917.
Il y eut aussi des échecs ou des tentatives inabouties : en 1868, des négociations furent engagées avec le Danemark pour acquérir le Groenland et l’Islande ; en 1910, des discussions eurent lieu en vue d’échanger le Groenland et les Antilles danoises contre les possessions américaines de Mindanao et de Palawan aux Philippines, lesquelles auraient ensuite pu être cédées à l’Allemagne contre le Schleswig du Nord ; en 1946, les États-Unis, dont les militaires s’étaient installés au Groenland au cours de la Deuxième Guerre mondiale, soumirent une nouvelle offre d’achat pour le Groenland. D’autres velléités ont émergé sous les présidences de Dwight Eisenhower et de Richard Nixon.
Toutefois, si l’on devait sortir d’un cadre conventionnel et mutuellement agréé, et aboutir à une incorporation forcée et non voulue du Groenland aux États-Unis, cela poserait inévitablement la question du statut de ce territoire et des conséquences désastreuses d’un tel acte unilatéral et illégal sur le plan du droit international.
Le Groenland fait partie du Danemark
Ancienne colonie danoise durant plus de deux siècles, le Groenland a été intégré formellement au Royaume du Danemark en 1953. La Constitution du 5 juin 1953 définit le royaume comme étant composé du Danemark, des Îles Féroé et du Groenland. Ces deux territoires élisent chacun deux députés au « Folketing » (le parlement danois), les autres 175 membres étant élus au Danemark.
Les Îles Féroé ont obtenu une large autonomie en 1948. Le Groenland a suivi avec une loi sur l’« autogouvernance » adoptée à la suite d’un référendum en 1979, puis une loi sur « l’autonomie » en 2009, à la suite d’un nouveau référendum en 2008.
Le Groenland dispose ainsi de son propre parlement (l’« Inatsisartut »), composé de 31 membres élus pour 4 ans, et d’un gouvernement (le « Naalakkersuisut »). La loi de 2009, dans son préambule et à l’article 21, reconnaît au territoire un « droit à l’auto-détermination » selon une procédure clairement définie. Il demeure néanmoins sous souveraineté danoise, soumis à la Constitution et à la Cour suprême du Danemark. Copenhague conserve par ailleurs d’importantes prérogatives en matière de relations internationales, de défense, de sécurité et de politique monétaire. Le Danemark accorde également au Groenland un subside annuel, prévu à l’article 5, représentant actuellement environ 60 % de son budget et un quart de son produit intérieur brut.
Le Danemark fait partie de l’Union européenne
Comme le Royaume-Uni et l’Irlande, le Danemark, en ce compris le Groenland, a rejoint la Communauté économique européenne (C.E.E., désormais Union européenne) lors du premier élargissement en 1973. Toutefois, lors d’un référendum en 1982, les Groenlandais expriment leur volonté de quitter la C.E.E., ce qui sera effectif au 1er février 1985. Une forme de BREXIT partiel avant l’heure.
Le Groenland reste néanmoins sous souveraineté danoise et maintient des liens étroits avec l’Union européenne, figurant parmi les 13 pays et territoires d’outre-mer (P.T.O.M.), un ensemble de dépendances et de territoires ultramarins qui entretiennent des liens constitutionnels avec un État membre de l’Union européenne, sans faire partie intégrante de l’UE.[1] Ces territoires bénéficient de certaines politiques et de divers programmes et financements de l’UE favorisant leur développement économique, social et commercial. Leurs produits ne sont soumis à aucun droit de douane ni aucune restriction quantitative à l’importation. Leurs ressortissants disposent en outre de la citoyenneté européenne, donc d’un passeport de l’UE et de la libre circulation.
Ainsi, une intervention militaire contre le Groenland activerait automatiquement la « clause de défense mutuelle » à l’article 42, paragraphe 7, du traité sur l’Union européenne. Cet article dispose explicitement que « au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies ». Précisons que l’article 51 de la Charte des Nations unies prévoit que l’emploi de la force est justifié sur la base du droit à la légitime défense, individuelle ou collective, en cas d’agression armée. La Commission européenne l’a confirmé après les déclarations de Trump à Mar-a-Lago début janvier en rappelant que « la souveraineté des États doit être respectée ».
Le Danemark fait partie de l’O.T.A.N.
Le Danemark est membre fondateur de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (O.T.A.N.) depuis 1949 et les États-Unis ont une base militaire stratégique à Qaanaaq (ou Thulé) au Groenland, construite durant la Deuxième Guerre mondiale et ensuite intégrée dans le dispositif militaire de l’O.T.A.N. La défense du territoire incombe toutefois à l’armée danoise.
Comme l’a souilgné récemment la ministre finlandaise des affaires étrangères, Elina Valtonen, le Groenland bénéficie de la protection offerte par l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Celui-ci stipule que « les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord ».
Autrement dit, une offensive américaine contre le Groenland serait perçue comme une déclaration de guerre contre l’Union européenne et signerait la fin de l’Alliance atlantique.
On ne peut donc qu’espérer que l’actuel occupant de la Maison-Blanche modère ses propos, réfléchisse — s’il en est capable — et surtout qu’il ne passe pas à l’acte.
Pascal Lefèvre, chroniqueur politique indépendant
(Photo : Imagebroker)
[1] Six P.T.O.M. dépendent de la France (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna et Saint-Barthélemy), 6 autres des Pays-Bas (Sint Maarten, Saba, Sint Eustatius, Aruba, Curaçao et Bonaire) et enfin le Groenland qui est un pays constitutif du Royaume du Danemark.