La régulation bancaire européenne est-elle devenue excessivement prudente au point de freiner sa propre économie ? Dans un article récent publié dans la revue Commentaire, l’inspecteur des Finances Jérôme Grivet (photo) interroge les effets de l’application rigoureuse des nouvelles règles de prudences des accords de Bâle. S’appuyant sur une analyse précise des mécanismes bancaires et sur une comparaison internationale éclairante, il met en lumière le risque d’un décrochage européen face à des systèmes financiers plus pragmatiques.
L’Europe est-elle en train de se protéger au point de se pénaliser elle-même ? La question n’a rien de théorique. Elle traverse aujourd’hui l’ensemble du débat sur la régulation bancaire européenne, à l’heure où l’Union s’apprête à appliquer de nouvelles règles prudentielles issues des accords internationaux dits « de Bâle ». Officiellement, l’objectif reste inchangé : garantir la stabilité financière et éviter le retour des crises systémiques. Mais, à mesure que le cadre réglementaire se durcit, un doute s’installe, et cette prudence extrême ne finit-elle pas par affaiblir la capacité des banques européennes à financer l’économie réelle, et par creuser l’écart avec leurs concurrentes américaines ?
Le rôle fondamental – et mal compris – des banques
Dans son principe, le métier bancaire est relativement simple, il s’agit de collecter l’épargne des déposants et la transformer en crédits. Les dépôts permettent aux ménages et aux entreprises de conserver leur argent en sécurité, de l’utiliser pour leurs paiements et de le transférer rapidement. En parallèle, les banques utilisent ces ressources pour accorder des prêts, de court ou de long terme, finançant aussi bien la consommation que l’investissement productif ou immobilier.
Ce mécanisme repose sur une transformation délicate. Les dépôts sont en grande partie liquides et mobilisables à tout moment, tandis que les crédits s’inscrivent dans le temps long. La stabilité du système dépend donc de la confiance : tant que les déposants ne retirent pas massivement leurs fonds, la mécanique fonctionne. C’est précisément pour préserver cette confiance que la régulation bancaire s’est développée.
Liquidité, solvabilité : les piliers de la supervision
La régulation prudentielle poursuit deux objectifs centraux. D’une part, assurer la liquidité, c’est-à-dire que la banque doit pouvoir faire face aux retraits de ses clients à tout moment. D’autre part, garantir la solvabilité ; elle doit disposer de fonds propres suffisants pour absorber d’éventuelles pertes liées aux défauts de ses emprunteurs.
Au fil des décennies, ces exigences se sont affinées. Les superviseurs ont mis en place des ratios de liquidité, des réserves obligatoires et surtout des ratios de solvabilité, comparant les fonds propres d’une banque au volume et au risque de ses crédits. Ainsi, plus un crédit est risqué, plus il doit être couvert par du capital.
Ce cadre a démontré son efficacité. Les crises récentes – pandémie de Covid, guerre en Ukraine, tensions financières de 2023 – n’ont pas provoqué d’effondrement bancaire en Europe. Les coussins de liquidité et de capital ont joué leur rôle. Mais ce succès même nourrit aujourd’hui une interrogation : jusqu’où faut-il aller ?
Bâle IV : la régulation de trop ?
Les accords de Bâle, élaborés au sein d’un comité international réunissant les superviseurs des grandes économies, visent à harmoniser les règles prudentielles. Après Bâle II et Bâle III, un nouvel ensemble de normes a été adopté en 2017, souvent désigné sous le terme de « Bâle IV ». Leur transposition dans le droit européen est désormais engagée.
La mesure la plus controversée est celle de l’output floor. Elle limite l’avantage que les banques peuvent tirer de leurs modèles internes d’évaluation du risque. Concrètement, même si une banque démontre, grâce à des données fines et historiques, que son portefeuille de crédits est moins risqué que la moyenne, elle ne pourra pas réduire ses exigences en fonds propres en dessous d’un certain seuil fixé par des méthodes standardisées.
L’intention est louable, elle est d’éviter que des modèles trop optimistes ne sous-estiment les risques ; mais l’effet est paradoxal, les banques les plus prudentes, qui ont investi dans des outils sophistiqués de gestion du risque, se retrouvent pénalisées. À l’inverse, celles qui utilisent des méthodes standard, souvent plus grossières, sont relativement avantagées.
Une divergence internationale frappante
C’est ici que la comparaison internationale devient décisive. Les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore le Canada ont adopté une approche beaucoup plus pragmatique de ces nouvelles règles. Le Canada a gelé temporairement l’application de l’output floor. Le Royaume-Uni a neutralisé ses effets en jouant sur d’autres leviers réglementaires. Les États-Unis, quant à eux, ont suspendu la transposition du dispositif, comme ils l’avaient déjà fait dans le passé avec certains accords de Bâle.
L’Union européenne, à l’inverse, a choisi une transposition stricte, rigoureuse, parfois même anticipée. Résultat : les banques européennes devront immobiliser davantage de fonds propres pour un même volume de crédits que leurs concurrentes anglo-saxonnes.
Le prix économique de l’hyper-prudence
Cette différence n’est pas neutre. En Europe, le financement de l’économie repose majoritairement sur les banques, contrairement aux États-Unis où les marchés de capitaux jouent un rôle central. Réduire la capacité de prêt des banques revient donc à freiner directement l’investissement.
Les chiffres sont éloquents. Il y a vingt ans, la capitalisation boursière des grandes banques européennes rivalisait avec celle de leurs homologues américaines. Aujourd’hui, JP Morgan à elle seule pèse davantage que l’ensemble des dix premières banques européennes réunies. Les banques américaines affichent une rentabilité et une valorisation nettement supérieures, en partie parce que leur environnement réglementaire est plus favorable à la prise de risque maîtrisée.
Cette situation pose un problème stratégique. Moins rentables, les banques européennes attirent moins de capitaux, investissent moins et deviennent des cibles potentielles sur leur propre marché. Dans le même temps, les établissements américains renforcent leur présence en Europe sur les segments les plus attractifs.
Une inflation normative préoccupante
À cette divergence s’ajoute phénomène bien connu à Bruxelles de l’inflation réglementaire. Les textes européens se sont empilés au fil des crises, produisant un corpus de plusieurs milliers de pages, complété par des centaines de normes techniques élaborées par l’Autorité bancaire européenne. Cette complexité rend la régulation difficilement lisible, y compris pour les professionnels.
Le paradoxe est frappant : au nom de la sécurité, l’Europe construit un système si dense qu’il devient rigide, lent à adapter et parfois contre-productif. La régulation n’est plus seulement un cadre ; elle devient une fin en elle-même.
Trois priorités pour sortir de l’impasse
Face à ce constat, Jérôme Grivet fait émerger plusieurs pistes de redressement. La première consiste à consolider véritablement le marché bancaire européen. Malgré l’union bancaire, les activités restent largement fragmentées selon les frontières nationales. Les différences fiscales, juridiques et prudentielles freinent les fusions transfrontalières, privant l’Europe d’acteurs bancaires de taille critique.
La deuxième priorité est de rééquilibrer l’approche réglementaire. Il ne s’agit pas d’abandonner la prudence, mais de sortir d’un conservatisme dogmatique qui pénalise l’économie sans gain proportionné en stabilité. Une régulation efficace doit être sensible au risque réel, pas seulement à des normes abstraites.
Enfin, l’Europe ne pourra se passer d’un véritable marché des capitaux, capable de compléter le financement bancaire. Cela suppose notamment de développer les fonds de pension et l’épargne longue, encore insuffisamment mobilisés.
Un enjeu de souveraineté économique
Au fond, le débat dépasse largement la technique bancaire. Il touche à la capacité de l’Europe à financer ses priorités stratégiques : transition énergétique, défense, innovation technologique. Une Union qui bride excessivement son système financier risque de dépendre toujours davantage de capitaux étrangers pour financer son avenir.
La stabilité financière est une condition nécessaire de la prospérité, mais elle n’en est pas une garantie suffisante. À force de vouloir éliminer tout risque, l’Europe pourrait bien prendre le plus grave, le risque du déclassement.
Harrison du Bus
(Photos Belgaimage)