En Albanie, l’intelligence artificielle Diella a fait son entrée au Parlement en septembre comme « ministre » symbolique des marchés publics. L’événement pose une question vertigineuse : jusqu’où les démocraties peuvent-elles déléguer le pouvoir à des machines sans miner la légitimité constitutionnelle qui fonde leur autorité ?
Depuis Montesquieu, le pouvoir repose sur l’imputabilité humaine : gouverner, c’est assumer des choix et leurs conséquences. Or surgit Diella, IA créée en partenariat avec Microsoft et propulsée au rang de ministre virtuel par le Premier ministre albanais Edi Rama (photo). Le 18 septembre 2025, elle s’est adressée aux députés en proclamant que la Constitution ne parlait pas de « chromosomes » ni de « chair », mais d’« institutions au service du peuple ». Formule séduisante mais trompeuse : les Constitutions ne parlent pas de biologie, elles exigent que l’exercice du pouvoir relève de personnes comptables devant la loi et la collectivité. L’expérience albanaise ouvre ainsi une brèche : que devient l’État de droit quand une entité non-humaine prend part aux institutions ?
La Constitution face au non-humain
Le cas albanais illustre un dilemme inédit. Les Constitutions, qu’elles soient américaine, européenne ou albanaise, partagent un présupposé fondamental : les détenteurs du pouvoir sont des personnes, dotées de droits et de devoirs. Un ministre doit être majeur, responsable, justiciable. Or, une IA n’a ni statut civique ni conscience ni responsabilité pénale. Elle ne peut pas prêter serment ni être destituée ni comparaître devant un tribunal.
En promouvant Diella, l’Albanie ne confie certes pas réellement les rênes de l’État à une machine, mais elle brouille la frontière entre autorité humaine et outil technologique. L’argument rhétorique qui affirme que seule compte la mission, et non les chromosomes, séduit par sa modernité apparente. Il nie pourtant l’essentiel : le pouvoir politique suppose un sujet de droit, et non un programme informatique.
La tentation post-démocratique
Pourquoi un dirigeant place-t-il une IA au cœur des institutions ? L’argument avancé est celui de la lutte contre la corruption. Dans un pays classé 80ᵉ sur 180 par Transparency International, où les marchés publics pèsent environ 10 % du PIB et où le maire de Tirana a été placé en détention provisoire pour corruption en 2025, l’idée d’un ministre incorruptible séduit l’opinion.
Mais cette logique dissimule une tentation post-démocratique. La machine ne trempe pas ses mains dans les affaires. Son code, en revanche, peut être réglé pour favoriser certains acteurs et en écarter d’autres. Sans audits indépendants, ces biais restent invisibles. L’apparente neutralité devient alors une illusion, masquant un biais plus dangereux encore parce qu’il échappe au regard public. La délégation de pouvoir à l’IA risque ainsi de transformer des débats politiques en boîtes noires technologiques. Ce brouillage n’est pas sans précédent : chaque révolution technique a déplacé la source de légitimité.
« Demain, pourquoi pas un ministre des Finances algorithmique chargé d’élaborer le budget national ? »
L’épisode de Tirana est révélateur. L’opposition a quitté le Parlement en dénonçant une violation de la Constitution. Les images ont montré des députés frappant sur les tables pendant que l’avatar poursuivait implacablement son discours. Ce contraste entre le tumulte humain et la sérénité numérique illustre une dérive : la substitution d’une rationalité froide à la conflictualité démocratique. Or une démocratie sans conflit n’est plus une démocratie, mais un décor vide.
Le précédent albanais dans l’histoire des institutions
L’entrée d’une IA au Parlement ne relève pas de la simple anecdote. Elle rappelle des moments clés où la technologie a bouleversé la légitimité politique. L’imprimerie a remis en cause l’autorité religieuse au XVᵉ siècle. La radio et la télévision ont transformé le rapport des leaders à l’opinion. L’informatique a rationalisé l’administration. Mais jamais une machine n’avait été intronisée dans une institution politique avec un statut quasi ministériel.
Diella constitue donc un précédent inquiétant. Elle n’exerce aucun pouvoir direct, mais elle incarne une autorité symbolique. Demain, pourquoi pas un ministre des Finances algorithmique chargé d’élaborer le budget national ? Pourquoi pas un juge virtuel tranchant en temps réel des milliers de dossiers ? Ces scénarios ne relèvent plus de la science-fiction. Déjà, des systèmes automatisés assistent les magistrats américains dans l’évaluation des risques de récidive et les régulateurs européens s’appuient sur des algorithmes pour détecter les fraudes fiscales. La question n’est plus technique, mais politique : comment garantir que l’humain demeure au centre du pouvoir ?
Quelles garanties pour demain ?
Le débat albanais devrait alerter toutes les démocraties. L’IA peut accroître la transparence et l’efficacité, mais elle doit rester un outil et jamais devenir un titulaire de fonction publique. Il faut donc un cadre légal clair qui précise que l’IA assiste mais ne décide pas, et que toute décision doit être validée par une autorité humaine. Il faut aussi des audits indépendants réguliers, capables de vérifier les algorithmes et de prévenir les biais introduits volontairement ou non. Enfin, il faut une culture civique qui permette de comprendre les mécanismes de ces systèmes afin de distinguer la transparence affichée de la réalité souvent opaque.
À cet égard, l’AI Act européen constitue une référence essentielle : il impose des obligations de transparence, de gouvernance et de contrôle pour les systèmes à haut risque. Ce type de cadre réglementaire montre la voie à suivre pour garantir que l’innovation reste compatible avec l’État de droit.
En projetant Diella sur deux écrans géants, l’Albanie a voulu montrer son audace numérique. Mais sans encadrement, ce précédent pourrait inspirer d’autres gouvernements enclins à se parer des vertus d’une IA incorruptible pour mieux masquer leurs propres pratiques. L’innovation technologique ne remplacera jamais l’obligation politique de rendre des comptes.
L’IA peut assister, jamais incarner l’autorité. La démocratie exige des personnes identifiables, responsables et révocables : aucun algorithme ne peut s’y substituer. Que se passerait-il si des gouvernements plus puissants attribuaient un rôle politique officiel à des IA ? La souveraineté des peuples et la confiance dans les institutions pourraient en être profondément affectées.
Stéphane Peeters, Fondateur Captain IA Academy+
(Photo : Adnan Beci / AFP)