Accueil » Sarkozy et le dossier libyen : de l’inanité d’une condamnation (Carte Blanche)

Sarkozy et le dossier libyen : de l’inanité d’une condamnation (Carte Blanche)

par Contribution Externe

« Ah, qu’elles sont jolies les filles de Sarkozy, la la la la… » — c’est sur ces paroles, Place de la Concorde, qu’Enrico Macias célébrait, le 6 mai 2007, l’ascension de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Ce soir-là, c’était plus qu’une victoire électorale : c’était un souffle, un élan, un nouvel espoir pour la droite française. Rarement un candidat venu de ce camp avait su séduire jusqu’au milieu culturel et parisien, ce microcosme si prompt d’ordinaire à dicter la bonne conscience de gauche. Ce n’était pas une question de clan, mais d’énergie : celle d’un homme décidé à renverser la table, à bousculer les codes, à faire bouger un pays engourdi.

Mais très vite, les qualités qu’on lui reconnaissait devinrent ses principaux défauts. Son volontarisme, son ambition pour la France, sa manière d’assumer de changer le cours des choses se retournèrent contre lui. Comme Georges-Louis Bouchez en Belgique, Sarkozy incarne à la perfection cette vérité de Keynes : « Il vaut mieux pour sa réputation échouer en respectant les conventions sociales que réussir contre elles. »

Nicolas Sarkozy, c’est l’histoire d’un homme qui n’avait pas les codes, et sur qui la société a projeté ses fantasmes. Carl Schmitt nous enseigne que « souverain est celui qui décide de la situation d’exception ». Sarkozy fut souverain en ce sens qu’il décida constamment de l’exception : exception aux usages, aux convenances, aux lenteurs institutionnelles. Mais celui qui ne venait pas du sérail, qui n’était pas « né au bon endroit », ne pouvait, selon ses détracteurs, avoir réussi qu’en trichant. Le mérite, lui, n’existait plus. Aujourd’hui, la 32ᵉ chambre du tribunal judiciaire de Paris a confirmé cette lecture biaisée du monde en lui apposant le sceau de la loi. Et c’est une honte.

Le premier, et peut-être le seul véritable sujet de cette condamnation — comme de toute condamnation d’ailleurs — devrait être de savoir si la loi a été correctement appliquée. Or, la justice a estimé que Nicolas Sarkozy était coupable « d’association de malfaiteurs », tout en le relaxant sur deux chefs autrement plus graves : le financement illégal de campagne et la corruption. La présidente elle-même a reconnu qu’il n’y avait aucun enrichissement personnel.

Autrement dit, la justice condamne Sarkozy pour un délit qui n’a jamais eu lieu. Elle le déclare complice d’une tentative de financement — non d’un financement avéré, mais d’une tentative. Kafka n’aurait pas imaginé mieux : « Quelqu’un avait dû calomnier K., car un matin, sans qu’il eût rien fait de particulièrement mal, il fut arrêté. » Mais le pire n’est pas là. Le pire, c’est l’exécution provisoire et le mandat de dépôt. Concrètement, cela signifie qu’en attendant son procès en appel, un ancien Président de la République française devrait dormir en prison. Depuis Montesquieu, nous savons qu’il existe la loi, et il existe l’esprit de la loi. Or, l’esprit d’un mandat de dépôt ou d’une exécution provisoire est de protéger la société d’un individu dangereux et du risque de récidive : quelqu’un qui pourrait fuir, ou qui représenterait une menace pour lui-même ou pour autrui. Qui peut sérieusement imaginer Nicolas Sarkozy fuir la justice ou s’en prendre à qui que ce soit ?

Nicolas Sarkozy est un justiciable comme les autres : il n’est pas au-dessus des lois. Mais il n’est pas en dessous non plus. Et c’est là toute la gravité de ce jugement. À juste titre, nous avons toujours été vigilants à ce que les politiques ne s’immiscent pas dans le cours de la justice. Mais la décision rendue aujourd’hui ouvre une ère nouvelle : celle où l’on doit désormais s’inquiéter de l’immixtion de la justice dans la politique. Nous vivons dans une société où tout semble imploser. Pendant longtemps, on disait que les individus ne vivaient plus côte à côte mais face à face. Aujourd’hui, ce constat dépasse le simple lien social : il touche désormais nos institutions. Benjamin Constant distinguait la liberté des Anciens — celle de la participation au pouvoir — et celle des Modernes — celle de la protection contre le pouvoir. Nous assistons aujourd’hui à l’effondrement de cette distinction : là où l’équilibre devrait régner, s’impose la confrontation ; là où la complémentarité était de mise, surgit l’antagonisme. Les pouvoirs indépendants, censés garantir l’équilibre démocratique, ne coexistent plus — ils s’affrontent.

Le rapport entre la justice et les justiciables en sort profondément fragilisé. La justice repose sur un contrat invisible : celui de la confiance. Si cette confiance disparaît, si l’on considère que les verdicts ne sont plus dictés par le droit mais par l’air du temps, alors l’assentiment s’érode. Et sans assentiment, il n’y a plus de légitimité. C’est tout l’édifice démocratique qui vacille, car aucune démocratie ne peut durer si les citoyens cessent de croire que la justice dit le droit.

Cette judiciarisation du politique nous ramène aux analyses prescientes de Tocqueville sur la tyrannie douce : « Elle ne tyrannise point, elle gêne, elle comprime, elle énerve, elle éteint, elle hébète, et elle réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » À force de transformer la politique en matière judiciaire, on dénature les rôles et on brouille les frontières. Le débat démocratique devrait se trancher dans les urnes, par la confrontation des idées et la souveraineté du peuple. Mais de plus en plus, il se règle dans les tribunaux, par décisions de juges. Cette perversion affaiblit le politique, entretient le soupçon permanent, et détourne la justice de sa mission fondamentale — protéger les citoyens et garantir l’État de droit, non pas solder les comptes d’une époque.

Nicolas Sarkozy est condamné aujourd’hui non pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il a incarné : la force pure, l’élan vital bergsonien face à l’inertie des habitudes. Toute sa vie politique a été un bras de fer avec le statu quo. Il a forcé toutes les portes, refusé toutes les convenances, contesté toutes les lenteurs, foncé là où d’autres se contentaient de patienter. Sa singularité fut d’avoir toujours choisi l’action contre l’attente, l’audace contre la résignation, le mouvement contre l’immobilité.

Mais dans une société qui pardonne tout sauf la réussite hors des codes, cette audace finit par devenir un crime. Comme Icare, Nicolas Sarkozy a grandi par son élan, par sa volonté de se hisser toujours plus haut, quitte à brûler les ailes du consensus. Et comme Icare, il tombe aujourd’hui, non pas pour une faute précise, mais pour avoir osé aller trop loin, trop haut, trop vite. Pourtant, là où tous retiennent la chute d’Icare, j’ai choisi de retenir son envol. Car si tout le monde se rappelle qu’il s’est brûlé les ailes, peu se souviennent qu’il a réalisé son rêve.

Le Président Sarkozy a affirmé aujourd’hui garder la tête haute. Je le rassure : nous, les sarkozystes, aussi. Cette chute ne dit pas seulement quelque chose de lui : elle dit quelque chose de nous. Elle révèle une société qui, face à la force et à l’audace, préfère la punition au respect, la médiocrité à l’excellence, l’égalité dans l’abaissement à l’inégalité dans l’élévation. Une société qui condamne l’élan au lieu d’en reconnaître la valeur, qui éteint les flammes plutôt que d’en admirer la beauté.

Nietzsche écrivait : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. » Sarkozy a eu ce chaos, cette énergie créatrice qui dérange l’ordre établi. Aujourd’hui, on lui reproche d’avoir fait danser les étoiles. Mais l’Histoire, plus juste que les tribunaux, retiendra que certains hommes valent plus par leurs rêves que d’autres par leurs certitudes.

Yassine Rafik, ex-porte-parole du Mouvement Réformateur

(Photo by Raphael Lafargue/ABACAPRESS.COM)

You may also like

Êtes-vous sûr de vouloir débloquer cet article ?
Déblocages restants : 0
Êtes-vous sûr de vouloir annuler l'abonnement ?