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Soudan : El-Fasher, anatomie de l’enfer

par Harrison du Bus
image ©2025 Vantor / AFP

Dix-huit mois de siège, puis la chute. En quelques jours, El-Fasher, dernière ville du Darfour tenue par l’armée soudanaise, est le théâtre d’un carnage que les satellites, les vidéos et les survivants décrivent avec une précision glaçante. Massacres, viols, famine, épuration ethnique : les Forces de soutien rapide (FSR) ont transformé la cité en tombeau collectif. Pendant que le monde détourne les yeux, un peuple entier meurt dans le relatif silence médiatique.

El-Fasher a vécu assiégée dix-huit mois. Les FSR, héritières des milices arabes Janjawid, encerclèrent la ville par un mur de terre, coupant les voies d’approvisionnement et empêchant toute fuite. L’armée soudanaise (SAF) y tenait son dernier bastion, retranchée dans un aéroport réduit à un champ de ruines. Les civils, prisonniers, survivaient en mangeant du fourrage et des graines, pendant que les bombardements rythmaient leurs journées.

Lorsque les FSR ont lancé leur offensive finale, les rues sont devenues des couloirs de mort. Les témoins évoquent des tirs à bout portant, des pillages et des exécutions en masse. Selon les organisations humanitaires, au moins 36 000 civils ont fui vers Tawila, 70 kilomètres à l’ouest, déjà saturée. Les colonnes de rescapés marchaient sous un soleil igné, dépouillées par les miliciens. Beaucoup n’y sont jamais parvenues.

Le Financial Times rapporte que des images satellites du Yale Humanitarian Research Lab décrivent le charnier, « des amas compatibles avec des corps et des nappes rougeâtres évoquant du sang » dans l’enceinte de l’hôpital saoudien d’El-Fasher. Le même quotidien identifie le commandant Al-Fatih Abdallah Idris, dit « Abu Lulu », filmé en train d’humilier puis d’exécuter des prisonniers. Ces preuves visuelles, recoupées par des ONG, confirment la systématicité d’une violence à la fois militaire et ethnique ; car à l’origine de ces violences, comme souvent dans les sociétés africaines, tribales, l’ethnie est centrale pour l’exégèse des conflits.

L’hôpital saoudien, abattoir humain

Au cœur de la tragédie, l’hôpital saoudien est devenu un symbole. D’après le BBC News Afrique, le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a déclaré être « consterné et profondément choqué » par le massacre d’environ 460 personnes dans ce faux hospice : « Les FSR ont froidement tué toutes les personnes présentes à l’intérieur de l’hôpital, y compris les patients, leurs proches et le personnel médical. »
Les salles de soins furent celles d’exécutions. Des vidéos, authentifiées par la rédaction britannique, montrent des combattants tirant sur des malades alités.

Les rescapés parlent d’une mise à mort méthodique, d’armes braquées sur les visages, de corps traînés dans les couloirs. Les médecins, qui sont restés, ont vu leurs patients agoniser sur les dalles. Des blessés, amputés ou trop faibles pour fuir, furent exécutés, les uns après les autres. Le Réseau des médecins soudanais a dénoncé « la transformation d’un centre de santé en abattoir ».

Une épuration ethnique à ciel ouvert

Les atrocités d’El-Fasher ne sont pas des dérives isolées, mais un prolongement d’une terreur qui ravage le Darfour de longue main, vingt ans déjà. Le Times of Israel cite une analyse du HRL de Yale selon laquelle la ville « semble engagée dans un processus systématique et intentionnel d’épuration des communautés non arabes Fur, Zaghawa et Berti, à travers exécutions et déplacements forcés ». Le média rapporte également les propos d’Alan Boswell, de l’International Crisis Group : « Plus cette guerre s’enlise, plus la partition du pays devient concrète et difficile à défaire. »

Les FSR, largement arabes, visent les civils des ethnies noires africaines. Des opérations, maison par maison, ont été décrites par les ONG, des « nettoyages » durant lesquels hommes, femmes et enfants sont abattus. Les violences sexuelles sont employées comme armes d’humiliation. Des villages entiers sont incendiés, des puits empoisonnés. L’ONU parle désormais d’un « schéma délibéré d’exécutions ethniquement ciblées » et d’un risque avéré de génocide.

Le cortège des fuyards

Sur les routes du Darfour, des files entières d’hommes et de femmes pérégrinent sans eau ni vivres dans le reg sahélien. Beaucoup ont abandonné leurs enfants blessés ou trop faibles pour avancer. Les survivants racontent les incoercibles passages à tabac, vols, viols et exécutions sommaires.

Un humanitaire d’ALIMA, cité par Le Devoir, témoigne : « Les femmes et les enfants arrivent dans un état d’épuisement extrême. Certains n’ont pas mangé depuis des jours. D’autres ont été dépouillés ou menacés sur la route. Beaucoup pleurent leurs proches. »
À Tawila, où s’entassent désormais près de 700 000 personnes, les ONG évoquent « des foules traumatisées et amaigries à l’extrême ».

La famine fait rage. Plus de 24 millions de Soudanais, soit 40 % de la population, n’ont pas assez à manger. Les écoles ont fermé leurs portes à neuf enfants sur dix. Dans les régions rurales, les femmes dirigent la majorité des foyers, souvent sans ressources. Les champs sont incendiés, les marchés détruits, les routes minées.

L’effondrement moral et institutionnel

Le chef humanitaire des Nations unies, Tom Fletcher, a déclaré devant le Conseil de sécurité : « El-Fasher, déjà théâtre d’un niveau catastrophique de souffrance humaine, a sombré dans un enfer plus sombre encore. Du sang sur le sable, et du sang sur nos mains. »
Sa phrase résume l’ampleur d’un désastre que la communauté internationale ne parvient pas à endiguer.
Depuis avril 2023, plus de 150 000 personnes ont été tuées et quatorze millions déplacées. Les infrastructures de santé sont systématiquement visées : 185 hôpitaux ont été attaqués, selon l’OMS.

La diplomatie, comme souvent lambine, piétine ; les négociations sous la férule de l’Union africaine, de l’ONU et du « Quad » (États-Unis, Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite) sont paralysées, les appels à la trêve mis à quia. L’aide humanitaire, même lorsqu’elle obtient ses droits, est pillée ou interceptée par les belligérants.

Une guerre devenue internationale

Dans une enquête fouillée, le Washington Post souligne que « la guerre ne tiendrait pas sans l’aide militaire massive reçue par les FSR ». Le quotidien cite l’ancien diplomate américain Cameron Hudson : « Le seul élément qui maintient les FSR dans cette guerre, c’est la quantité écrasante de soutien militaire qu’elles reçoivent des Émirats arabes unis. »
Ces derniers nient toute implication, mais plusieurs rapports de l’ONU confirment la circulation d’armes sophistiquées par leurs ports. En miroir, l’armée soudanaise obtient l’appui de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, de l’Iran et de la Turquie, chacun suivant ses propres intérêts stratégiques.

Ce salmigondis institutionnel d’alliances transforme la guerre civile soudanaise en un conflit régional par procuration. Loin d’apporter la stabilité promise par leurs bailleurs, les deux camps se sont enkystés dans leurs zones d’influence : les FSR dominent l’ouest et le sud du pays ; l’armée conserve Khartoum et le littoral de la mer Rouge. Une tranchée scinde tristement désormais la carte du Soudan, une partition de fait ; celle-là après, rappelons, celle de 2011 qui a accouché de la constitution du Sud-Soudan, État également en perdition.

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