Polémique sur la présence de « restaurants en activité à Gaza » : Nadia Geerts1 tient à défendre sa liberté d’expression. Elle a souhaité réagir, dans les colonnes de 21News, avec un large texte d’explication.
Pourquoi ce post sur les restaurants à Gaza ?
Tout commence lors de cette émission « Bonsoir chez vous » sur LN24, lors de laquelle le débatteur Alain Kupchik perd son sang-froid après que la présentatrice de l’émission ait parlé par deux fois du génocide à Gaza. Les guillemets sont présents sur le prompteur, mais elle ne les rend pas audibles, ce qui suscite la colère du débatteur. Il affirme alors, entre autres choses – dont certaines fausses, ce qu’il reconnaîtra plus tard – que, certes des vidéos circulent montrant une famine à Gaza, mais que d’autres montrent des enfants mangeant des crêpes au Nutella. La présentatrice Saskia Violette finit par lui couper le micro, et le surlendemain, LN24 s’excuse par la voix de Jim Nejman et de la présentatrice de l’émission d’avoir laissé passer des propos inacceptables, assurant dans la foulée que plus jamais ce débatteur ne serait invité en plateau.
Personnellement, j’estime la réaction de la chaîne disproportionnée. Certes, Alain Kupchik a explosé le cadre par son comportement. Certes, il a dit que jamais les camions de vivres n’avaient cessé d’entrer dans Gaza, ce qui est faux. Mais j’ai compris son propos sur les crêpes comme une manière de dire, certes maladroitement, que dans le contexte actuel, des vidéos circulaient montrant tout et son contraire, et qu’il fallait donc se méfier des informations en provenance de Gaza. Mais là où je ne voyais qu’une « sortie de route » quant à la forme, et une erreur factuelle assortie de raccourcis maladroits, certains voient des propos tellement inadmissibles et scandaleux qu’ils suscitent plus de 200 plaintes au CSA et au CDJ. Un modèle de plainte rédigé par Julien Truddaïu facilite la démarche à ceux qui n’auraient pas la plume facile.
Une réaction disproportionnée
Alain Kupchik, lui, subit sur les réseaux sociaux une véritable campagne de haine aux accents parfois franchement antisémites. Pour sa « défense », il se réfère notamment à un influenceur gazaoui qui, selon lui, publie régulièrement des vidéos actuelles de restaurants à Gaza. Sur l’une d’elle, on voit en effet un restaurateur préparer des crêpes au chocolat.
Dans cette affaire, je suis quant à moi essentiellement frappée par la violence de la réaction. J’ai toujours défendu la liberté d’expression, que je conçois – ainsi que la loi d’ailleurs – comme la liberté absolue de critiquer les idées, mais toujours dans le respect des personnes.
Je suis donc scandalisée par le bashing subi par Alain Kupchik. J’estime que ses propos méritaient certes débat et surtout vérification (fact-checking) et que son attitude en plateau ce jour-là méritait un sérieux recadrage, mais les attaques en meute, dont j’ai ces jours-là un nouvel exemple édifiant, me font horreur.
Par ailleurs, son allusion à des vidéos montrant des enfants mangeant des crêpes à Gaza m’a intriguée : j’aimerais comprendre si ce sont des vidéos anciennes, de qui elles proviennent, bref si ce sont des sources fiables. Je trouve assez rapidement les vidéos auxquelles il se réfère : elles sont publiées par une certaine Jacqui Peleg, alias Imshin ou @gazayoudontsee sur X, Tiktok et Instagram.
Je fais également une rapide recherche sur Google Maps, pour voir s’il existe, comme cette influenceuse le prétend, des restaurants en activité à Gaza. J’en trouve plusieurs qui semblent être dans ce cas, et je publie alors sur X un post : « Je dis ça avec toutes les précautions nécessaires, mais si on cherche un restaurant à Gaza sur Google, on en trouve plusieurs qui ont l’air d’être en activité. »
Il est 9h du matin, j’entame ma journée de travail et ne découvre qu’en fin de journée l’ampleur de la polémique que j’ai suscitée.
Je décide alors de supprimer mon post et publie le rectificatif suivant sur X : « Je viens de supprimer mon post sur les crêpes. Je suis parfaitement consciente que les captures d’écran continueront à circuler et les insultes (voire pire) à voler, mais je pense sincèrement que j’aurais dû mieux me documenter avant de le publier. »
Pourquoi ai-je supprimé ce post ?
Tout simplement parce que j’ai parlé sans savoir. Les informations que j’avais glanées sur internet le matin ne sont évidemment pas suffisantes pour affirmer quoi que ce soit. Je ne suis pas en mesure d’affirmer que des restaurants sont aujourd’hui ouverts à Gaza, ni qu’ils accueillent des clients, ni qu’ils ont de quoi leur servir à manger, sans parler même de crêpes ou de pâte à tartiner aux noisettes. Et quand bien même tout cela serait vrai, je comprends que mon post ait choqué dès lors qu’il peut être interprété comme une minimisation, voire une négation de l’état de grave précarité alimentaire dans laquelle sont la majorité des habitants de Gaza aujourd’hui, même si telle n’était pas mon intention.
Je regrette donc d’avoir posté un post qui ne contribue pas à une meilleure connaissance de la situation à Gaza. Il est tout-à-fait possible que j’aie ainsi contribué à relayer une « fake news », voire de la propagande israélienne. Et en cela, je me suis écartée de la ligne que j’essaie de tenir en toutes choses : n’affirmer que des idées que je suis capable de défendre dans l’adversité, parce que je les ai réellement pensées, testées, éprouvées. Cette fois, j’ai certes dit ce que je pensais, mais je n’ai pas pensé ce que je disais. Là est mon erreur.
Mais de cette erreur, certains se servent pour m’accuser des pire maux : « rouage de la trollosphère » pour le ministre Ecolo Alain Maron, « virage complotiste » pour Bernard De Vos, « propos ignobles et très faux » pour Renaud Maes, « négationnisme moderne » pour Zakia Khattabi, participation à « l’abjecte entreprise de déshumanisation » des Gazaouis selon Arthur Sente (Le Soir). Une pétition réclamant ma démission du CA de la RTBF ne tarde pas à circuler, là encore à l’initiative de Julien Truddaïu. Ricardo Guttiérez, en tant que secrétaire général de la Fédération européenne des Journalistes, adresse quant à lui une lettre à l’ensemble du CA, estimant mes propos « indignes » de ma fonction de vice-présidente, dudit CA.
Et je ne parle pas des innombrables insultes : « négationniste », « infâme salope », « immonde connasse pseudo-intellectuelle (…) réincarnation d’un nazi sur le déclin », « espèce de connasse consanguine va bien manger tes morts », « dégénérée raciste » qui devrait subir un Nürenberg 2, « grosse pute », « pourriture », etc.
Ce qu’enseigne cette affaire
Loin de moi l’idée de me plaindre : après tout, je l’ai bien cherché, je suis un personnage public, à moi d’assumer les conséquences de mes propos immondes, n’est-ce pas ?
Certes. Mais tout cela en dit long non seulement sur l’émotion suscitée par mon post, mais aussi sur l’impossibilité d’introduire un peu de nuance dans l’analyse du conflit israélo-palestinien. Car la logique dominante, pour ceux qui réclament aujourd’hui mes regrets, non : mes excuses, non : ma démission, se fonde à mon sens sur une lecture de ce conflit qui fait d’Israël un État génocidaire dirigé par un gouvernement d’extrême-droite ayant entrepris d’affamer et de liquider méthodiquement le peuple palestinien. Dès lors, la cause est entendue : être démocrate et humaniste, c’est forcément défendre la cause palestinienne contre l’infâme oppresseur. Pour certains, la politique de Netanyahou vaut celle d’Hitler, et les Palestiniens sont donc les nouveaux Juifs. Tout discours s’écartant de ce narratif devient donc suspect de complaisance envers un gouvernement d’extrême-droite, colonisateur qui plus est.
Or, je ne souscris pas à cette lecture. Oui, certains propos tenus par des dirigeants israéliens issus de l’extrême-droite religieuse constituent bel et bien des appels au génocide. Oui, des crimes de guerre sont commis, peut-être même des crimes contre l’humanité, par Israël.
« L’apologie du terrorisme ou l’expression d’une haine antisémite me semblent pourtant autrement plus préoccupants qu’un propos mal sourcé rompant avec la sensibilité propalestinienne dominante sans apporter de plus-value. »
Mais le conflit oppose deux peuples, qui ont tous les deux le droit de vivre en paix et en sécurité, et qui ont tous les deux porté au pouvoir des fauteurs de guerre.
Pourquoi alors passer sous silence l’écrasante responsabilité du Hamas dans la situation dramatique du peuple gazaoui ? Pourquoi une telle ferveur, de la part de tant de progressistes, à revendiquer la « libération de la Palestine, du fleuve à la mer » ? Se peut-il qu’un slogan niant aussi explicitement le droit à l’existence d’Israël puisse « passer crème » auprès de tant de progressistes, de démocrates, d’humanistes ?
Pourquoi aussi peu de mobilisation, pour ne pas parler de silence assourdissant, sur les 49 otages encore détenus par le Hamas, dont 22 sont présumés vivants sans que l’on n’ait aucune nouvelle d’eux ? Ces hommes, ces femmes et ces enfants n’ont-ils pas droit à notre compassion, tout comme les Gazaouis qui souffrent de la faim et de la misère ont droit à notre compassion ?
Face à cela, le narratif dominant m’apparaît fonctionner comme une sorte de dogme, une injonction à ne pas toucher à la cause palestinienne, quelle que soit la forme qu’elle prend ni les excès qu’elle provoque et justifie jusque dans les rues de Bruxelles ou sur les campus universitaires.
Cela seul me semble pouvoir expliquer ce déchaînement pour un post que je n’arrive pas à percevoir comme aussi odieusement indécent que les propos du chroniqueur Herman Brusselmans clamant son envie de planter un couteau dans la gorge de chaque juif qu’il croise, propos pour lesquels il a été acquitté et que l’équivalent flamand du Conseil de déontologie journalistique, le Raad voor de journalistiek (RVDJ), a également jugés non problématiques. Ou que l’éloge de la « résistance armée » menée par Hamas ou d’autres factions, éloge que l’on a entendu récemment au conseil communal de Charleroi lors d’une interpellation citoyenne, mais qui ont été largement applaudis sur les bancs de la gauche.
L’apologie du terrorisme ou l’expression d’une haine antisémite me semblent pourtant autrement plus préoccupants qu’un propos mal sourcé rompant avec la sensibilité propalestinienne dominante sans apporter de plus-value.
Personnellement, je reste profondément attachée au droit de chercher la vérité, de mettre en cause l’opinion communément admise, d’exprimer une opinion divergente. Non pas pour le plaisir de la contradiction, mais parce que je pense, tout particulièrement sur une question aussi actuelle et sensible que celle de la guerre au Moyen-Orient, que nul ne détient encore la vérité. Nous n’avons pas le recul suffisant pour cela, nous ne sommes pas sur place, et les échos qui nous en parviennent sont variés, et probablement souvent empreints de propagande, tant pro-israélienne que pro-Hamas. D’où l’importance de s’interdire d’écarter sans analyse les éclairages divergents, mais aussi de veiller à ne pas colporter d’informations insuffisamment étayées. Telle est la ligne de crête qu’il importe de maintenir, et pour ce qui me concerne, de réintégrer. Pour continuer à dire ce que je pense, mais aussi à penser ce que je dis.
Nadia Geerts
(Photo : MC / Olivier-Guy Demoulin)
- Nadia Geerts est agrégée en philosophie, essayiste, militante laïque et féministe. Conseillère au Centre Jean Gol, elle est aussi vice-présidente du CA de la RTBF. ↩︎