Réquisitoire contre l’assignation des femmes au silence et à l’effacement. Par Kamel Bencheikh, écrivain.
On nous dit : c’est un choix.
On nous dit : respectez.
On nous dit : vous ne comprenez pas.
Mais moi, je regarde. Je regarde, et je vois.
Je vois des visages effacés. Des regards baissés. Des rires étouffés dans le coton de la soumission. Je vois des adolescentes qu’on voile à treize ans comme on referme un livre qu’on n’a pas le droit de lire. Je vois des femmes qu’on enferme dans le lexique doux de la piété, dans la cage dorée du « honni soit qui mal y pense », dans la menace feutrée de l’honneur sali.
Le voile n’est pas une étoffe, c’est une frontière.
Ce n’est pas un vêtement, c’est une injonction.
Ce n’est pas un choix, c’est un signal.
C’est l’uniforme d’un ordre ancien qui revient par la petite porte, au nom du droit à la différence, au nom d’une religion dévoyée pour mieux soumettre.
Le voile, ce n’est pas la foi, c’est l’idéologie.
Ce n’est pas le sacré, c’est le politique.
Ce n’est pas l’intime, c’est le drapeau d’un combat contre l’émancipation.
Qu’on ne vienne pas me parler d’orientalisme ou de paternalisme. Je ne suis pas un homme blanc de la rive d’en face. Je suis né de cette rive où l’on coupe les femmes de l’air pour qu’elles respirent moins fort que les hommes. Je suis le frère de ces femmes qui ont dû fuir, qui ont refusé, qui ont été giflées, menacées, répudiées pour avoir voulu vivre tête nue.
Le voile n’est pas toujours imposé par la violence visible. Il l’est souvent par cette sourde pression du groupe, par cette mécanique de la peur qui dit : « Si tu ne te couvres pas, tu salis ton père, tu trahis ton frère, tu fais honte à ta communauté. »
Alors, pour avoir la paix, on cède.
Et ce « choix » n’en est pas un. C’est un renoncement maquillé.
Il y a, dans chaque mètre de tissu, le souvenir d’une femme qu’on a réduite.
Il y a, dans chaque injonction au voilement, l’écho d’un fouet invisible.
Et il y a, dans chaque silence complice, une abdication.
Je ne parle pas de celles qui, lucides, adultes, dans un monde libre, choisissent en toute conscience. Elles sont l’arbre. Je parle de la forêt. De cette armée de jeunes filles qu’on formate, qu’on isole, qu’on stigmatise, qu’on convainc que le monde extérieur est un péché, que leurs cheveux sont une arme, que leur corps est une honte.
Le voile, c’est la traduction textile d’un projet global : faire de la femme un territoire à surveiller, un objet à contenir, une parcelle de pudeur à dissimuler.
Et moi, je dis non.
Non au voile érigé en totem identitaire.
Non au voile comme cheval de Troie d’un islamisme qui dit : « Nous sommes là, nous gagnons du terrain, nous transformons la norme. »
Non au voile qui dicte à la République ce qu’elle doit tolérer pour ne pas « discriminer ».
Car il y a des mots plus grands que tolérance : c’est LIBERTÉ – ÉGALITÉ – FRATERNITÉ.
Il y a un principe plus haut que le relativisme : c’est la démocratie.
Je me battrai toujours pour que la petite fille née ici puisse rêver, courir, danser, apprendre, créer, parler fort, aimer qui elle veut et montrer ses cheveux au vent comme un drapeau de conquête. Je me battrai pour celles qu’on bâillonne au nom du sacré, pour celles qu’on couvre au nom du respect, pour celles qu’on efface au nom de l’honneur.
Je me battrai pour que le visage d’une femme ne soit jamais une hérésie.
Je me battrai pour que l’on comprenne enfin : le voile n’est pas neutre.
C’est une frontière qu’on trace sur la peau.
Et chaque fois qu’on s’y habitue, c’est un peu de notre République qu’on retire, fil après fil, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le silence.
Kamel Bencheikh, écrivain
(Photo : Philippe Merle, AFP)