Une carte blanche de Dirk Naessens, analyste indépendant des politiques publiques, spécialisé dans les questions institutionnelles et technologiques.
L’Europe avance aujourd’hui sur la ligne de crête où les civilisations se déterminent, entre la lassitude et le sursaut. Le dérèglement climatique, dont les effets se multiplient, n’est pas seulement une perturbation biophysique : il révèle un trouble plus profond, celui d’un continent qui a progressivement perdu la maîtrise de ses conditions d’existence. Lorsque l’énergie devient incertaine, lorsque les chaînes de valeur se déplacent, lorsque des technologies essentielles échappent à son contrôle, l’Europe n’affronte pas l’effondrement mais un risque plus insidieux : la lente désappropriation de son propre avenir. C’est dans cet interstice – entre lucidité et vulnérabilité – qu’une pensée nouvelle doit être formulée, non pour consoler, mais pour permettre à l’action de redevenir possible.
Encore faut-il reconnaître que cette crise est systémique. L’Europe cumule un coût énergétique durablement supérieur à celui de ses concurrents, un coût du capital trop élevé pour financer les infrastructures de demain, une dépendance accentuée à des technologies critiques et une fragmentation institutionnelle qui disperse les forces. La désindustrialisation, perceptible notamment dans la contraction des emplois manufacturiers allemands, n’est pas un phénomène isolé mais le symptôme d’un déséquilibre global. S’ajoute à cela l’effet du climat, qui agit comme multiplicateur de vulnérabilités. Rien dans ce diagnostic ne condamne le continent ; tout indique qu’il ne dispose plus d’un cadre conceptuel suffisamment robuste pour mobiliser ses capacités.
L’État catalyseur à la rescousse
C’est à cette insuffisance que répond l’écomodernisme européen. Il se distingue de la décroissance punitive comme du solutionnisme technologique. Il propose de renouer avec un geste constitutif de la modernité européenne : gouverner le progrès au lieu de le subir. La modernité n’est ni un flux irrésistible ni un ennemi à conjurer ; elle est un matériau politique que l’on peut orienter, à condition d’en instituer la responsabilité démocratique. Entre prudence et puissance, la finalité ultime d’un tel projet est éthique : il s’agit de rendre nos sociétés capables d’assumer les conséquences de leur propre modernité.
Ce projet repose d’abord sur un concept central : la technopolitique. Nous la définissons comme un régime de légitimité du progrès, où toute innovation engage la responsabilité publique et doit être délibérée collectivement. La technopolitique se tient à égale distance de deux illusions modernes : la croyance naïve que la technologie résout tout, et la tentation paralysante qui voudrait la contenir par des règles incapables d’évoluer. Elle institue la responsabilité publique du progrès, en garantissant la transparence des décisions, l’évaluation indépendante, la reddition de comptes et la protection stricte des libertés individuelles. Dans un monde où l’intelligence artificielle, la robotique et les systèmes autonomes redéfinissent les conditions mêmes du pouvoir, ce n’est pas un luxe intellectuel : c’est un impératif démocratique.
« Une nouvelle renaissance s’ouvre à nous, centrée sur le nucléaire civil, les réseaux haute tension en courant continu, l’électronique de puissance, les batteries avancées, l’hydrogène industriel, la robotique manufacturière, l’intelligence artificielle souveraine et le calcul quantique. »
Vient ensuite la souveraineté technologique. On a souvent réduit la souveraineté à la capacité de produire tout par soi-même, ou à l’inverse à l’acceptation fataliste de l’interdépendance mondiale. Ces deux récits sont insuffisants. La souveraineté n’est pas possession, mais capacité d’orientation dans un monde interdépendant. Être souverain, ce n’est pas se soustraire au monde : c’est pouvoir en choisir les liens. Cela suppose d’identifier les dépendances critiques, de construire les capacités essentielles, de renforcer la normalisation et la protection des infrastructures vitales, et d’inscrire l’Europe dans une grammaire géopolitique où l’autonomie stratégique n’exclut pas la coopération, mais la conditionne.
Cette articulation appelle un acteur : l’État catalyseur. Il ne se confond ni avec l’État-providence ni avec l’État planificateur. Il n’administre pas le présent : il assure la continuité du futur. Son rôle consiste à stabiliser les règles du jeu, à sécuriser les investissements lourds, à coordonner les filières stratégiques et à fournir le capital patient nécessaire aux transitions industrielles et écologiques. L’État catalyseur réconcilie le rythme lent des institutions avec l’urgence des mutations technologiques. Dans l’Europe de ce siècle, il ne peut être que multi-niveau : enraciné dans les États membres, mais pleinement efficace seulement à l’échelle continentale.
C’est dans cette convergence que peut naître ce que nous appelons la renaissance productive européenne. Ce terme ne renvoie pas à une nostalgie industrielle, mais à une reconstruction consciente de la capacité de produire ce qui fonde notre autonomie. L’Europe a déjà traversé de tels moments : les bâtisseurs médiévaux qui édifièrent barrages et cathédrales, les ingénieurs du XIXᵉ siècle qui étendirent les réseaux ferroviaires et électriques, les planificateurs du XXᵉ siècle qui structurèrent les grands systèmes énergétiques. Une nouvelle renaissance s’ouvre à nous, centrée sur le nucléaire civil, les réseaux haute tension en courant continu, l’électronique de puissance, les batteries avancées, l’hydrogène industriel, la robotique manufacturière, l’intelligence artificielle souveraine et le calcul quantique. Dans cette perspective, produire redevient un acte de souveraineté – et un geste d’appartenance à la communauté politique européenne.
Encore faut-il anticiper les risques inhérents à toute stratégie de puissance : concentration industrielle excessive, asymétries informationnelles, dérives potentielles de l’IA, dépendance accrue à des plateformes technologiques, capture bureaucratique. Un projet sérieux ne les minimise pas ; il les intègre. Les contrepoids doivent être à la hauteur : audits indépendants, normes ouvertes, concurrence loyale, transparence des algorithmes, contrôle démocratique des innovations affectant les libertés. La puissance sans garde-fous devient domination ; le progrès sans limites devient péril. Le défi est de tenir ensemble puissance et responsabilité.
Ainsi se dessine une voie étroite mais praticable. L’écomodernisme européen repose sur une même vertu : maîtriser sans dominer, innover sans déraciner, protéger sans renoncer. Il ne cherche pas à revenir en arrière ni à promettre l’impossible ; il propose de gouverner la modernité avec lucidité. L’Europe ne manque ni d’idées ni d’ingénieurs ; elle manque de cohérence, de volonté partagée et d’un horizon où articuler ses transitions industrielles et écologiques.
Ce destin ne se reconquerra ni par la peur ni par la nostalgie, mais par la raison gouvernée et la volonté commune. Redonner forme à l’Europe, c’est rappeler que la raison n’est pas un repli, mais une audace – la plus politique des audaces.
Une carte blanche de Dirk Naessens, analyste indépendant des politiques publiques, spécialisé dans les questions institutionnelles et technologiques
(Photo : Belgaimage)