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Belgique, une démocratie enrayée ? (Chronique)

par Fouad Gandoul

« La particratie ne mine pas seulement l’efficacité de l’action publique ; elle dissout aussi la responsabilité politique et, à terme, la confiance démocratique. » Une chronique de Fouad Gandoul

On imagine assez bien François Perin et le général de Gaulle, côte à côte au balcon de l’Histoire, regardant la Belgique de 2025 avec un mélange de déjà-vu et de consternation amusée. Le premier avait disséqué, en 1960, dans La démocratie enrayée, un parlementarisme belge déjà gangrené par la toute-puissance des partis. Le second résumait, d’une formule lapidaire, ce qu’il appelait le « régime des partis » : « Le régime des partis, c’est la pagaille. »

Soixante-cinq ans plus tard, difficile de prétendre qu’ils se seraient trompés. Coalitions alambiquées, discipline de parti quasi militaire, petits jeux de pouvoir internes : tout concourt à produire l’immobilisme – une démocratie Potemkine plus qu’un véritable gouvernement, reléguant Parlement et citoyens au rang de figurants dans une pièce écrite en huis clos par les états-majors partisans.

« Il est  quand même ironique qu’un nationaliste flamand doive sauver la Belgique du gouffre financier. »

Depuis février 2025, c’est Bart De Wever qui dirige le gouvernement fédéral “Arizona”, une alliance improbable entre la N-VA nationaliste flamande, les démocrates-chrétiens du CD&V, les socialistes de Vooruit, les libéraux francophones du MR et les centristes de Les Engagés. Il doit accomplir ce que les gouvernements précédents ont refusé de faire : assainir les finances publiques. Il est  quand même ironique qu’un nationaliste flamand doive sauver la Belgique du gouffre financier. 

Cette coalition est donc censée remettre de l’ordre dans des finances publiques qui affichent un déficit de l’ordre de 4,5 à 5,4 % du PIB – soit environ 29 à 32 milliards d’euros (Commission européenne, prévisions automne 2025) – et une dette déjà supérieure à 104,7 % du PIB fin 2024. La dette publique belge augmenterait à 107,1 % à la fin de cette année et à 109,8 % en 2026 (Commission européenne, prévisions automne 2025). Parallèlement, l’économie belge connaîtrait une croissance, mais lente. En 2026, le déficit budgétaire augmenterait encore à 5,5 % selon la Commission européenne. Seule la France ferait pire dans la zone euro.

L’endettement, ce poison lent

Les taux d’endettement des entités fédérées (régions et communautés) exercent un impact négatif majeur sur la crédibilité globale du pays, car ils gonflent la dette consolidée des administrations publiques, évaluée par les agences de notation pour la cote souveraine. Ces entités représentent une part croissante de la dette totale (plus de 18% en 2024, en hausse constante) , ce qui fragilise la durabilité de la dette et accroît les risques de déclassements ou de perspectives négatives. Des agences comme Fitch et S&P soulignent que la structure fédérale belge comporte des risques spécifiques: coordination budgétaire limitée et accumulation asymétrique des dettes entre entités. 

Le problème est particulièrement aigu du côté francophone. La Région wallonne voit son propre taux d’endettement (dette propre rapportée à ses recettes, hors emprunts) s’envoler : il se situe déjà autour de 121,3 % fin 2024 et, à politique inchangée, pourrait atteindre plus de 200 % d’ici 2029, bien au-dessus du seuil de soutenabilité de 180 % fixé par le gouvernement wallon lui-même. À titre de comparaison, la Flandre (Région + Communauté) devrait afficher en 2025 un ratio de dette d’environ 65 % de ses recettes, contre quelque 115 % pour la Fédération Wallonie-Bruxelles et près de 241,11% pour la Région de Bruxelles-Capitale – de loin l’entité  plus mal gérée et la plus endettée du pays. Dans n’importe quel autre pays, des ratios de dette de ce type conduiraient les responsables à réclamer eux-mêmes des réformes institutionnelles profondes ; chez nous, ils servent surtout d’argument pour demander… davantage de transferts.

À l’horizon 2030, le gouvernement fédéral affiche l’ambition de dégager quelque 10 milliards d’euros d’ajustement pour simplement infléchir cette trajectoire et ramener le déficit de l’entité I (=niveau fédéral + sécurité sociale) sous les 3 % du PIB, conformément au nouveau cadre européen. Sur le papier, l’urgence commande la clarté et la décision. Dans la réalité, on retrouve plutôt le scénario décrit par Perin : une particratie où les états-majors de partis s’affrontent, où chaque entité s’endette dans son coin et où l’État avance à reculons. Et, comme si cela ne suffisait pas, le Premier ministre a assorti cette stratégie d’un ultimatum : pas d’accord budgétaire avant Noël, et il se dit prêt à aller chez le roi pour présenter sa démission.

« Le système tourne comme prévu – exactement comme Perin l’avait décrit : un Parlement réduit à entériner des compromis rédigés en amont par les états-majors de parti. »

Dans la pratique, on assiste surtout à un cas d’école à la Perin : la négociation budgétaire vire à une mise en scène d’ombres chinoises où chacun joue pour sa base plutôt que pour le budget. Le MR, fidèle à sa ligne « réformer, pas taxer », bloque toute hausse d’impôts un tant soit peu significative et plaide pour une cure d’austérité centrée sur la réduction des dépenses. Vooruit, à l’inverse, refuse que l’assainissement passe par des coupes dans la sécurité sociale et s’oppose notamment à une hausse de la TVA ou à un saut d’index généralisé. Dans un entretien accordé à Knack, le vice-premier ministre socialiste Frank Vandenbroucke a d’ailleurs qualifié les propositions budgétaires du MR de « hoogst bizar » et « absolute onzin » – au mieux très bizarres, au pire totalement insensées. Au fil des semaines, l’atmosphère entre partenaires de coalition s’est gravement dégradée : des négociateurs décrivent une « ambiance glaciale », tandis que le président de Vooruit, Conner Rousseau, pointe ouvertement une attitude « très déraisonnable » de Georges-Louis Bouchez. Ce dernier fait ce qu’il sait le mieux faire : occuper le ring médiatique, refuser tout compromis fiscal et entretenir l’idée d’une crise politique permanente. On dirait une série Netflix intitulée House of Partis – avec un détail que les scénaristes ont oublié : c’est le contribuable qui paie l’abonnement.

Ce chaos n’est pas un dérapage, c’est le système qui tourne comme prévu – exactement comme Perin l’avait décrit : un Parlement réduit à entériner des compromis rédigés en amont par les états-majors de parti. La logique parlementaire – débat public, délibération, arbitrage transparent – a été remplacée par une logique de cartel où l’on compte les rapports de force plutôt que les arguments. Le citoyen glisse un bulletin pour un programme et découvre après coup que le véritable gouvernement se marchande, à huis clos, entre partis qui ont passé des mois à se traiter d’infréquentables.

Les 541 jours sans gouvernement de plein exercice en 2010–2011, entrés au Guinness Book, n’étaient pas une parenthèse folklorique, mais le prototype d’un fonctionnement durable : un pays qui avance sans décisions nettes. La particratie belge s’est perfectionnée dans l’art du blocage ; elle ne s’est en rien réformée. Résultat : des dossiers cruciaux – retraites, marché du travail, défense, climat – restent coincés entre lignes rouges partisanes au lieu d’être tranchés à l’aune de l’intérêt général.

En 2025, une chose a changé : la marge d’erreur s’est réduite à presque rien. La productivité piétine, la démographie fait exploser la facture des pensions, les taux d’intérêt ont rebondi et, entre les avertissements de la Commission européenne et la menace d’une procédure pour déficit excessif, les agences de notation rappellent à la Belgique que la patience des marchés n’est pas éternelle. La mécanique qui permettait à la particratie de gagner du temps se grippe donc : reporter les décisions, c’est désormais prendre un risque frontal. Raymond Aron disait que « la politique est l’art de choisir entre le désagréable et le catastrophique ». La particratie belge, elle, s’est spécialisée dans l’option la plus confortable : ne pas choisir et laisser la facture gonfler.

Comme si cela ne suffisait pas, la Région de Bruxelles-Capitale offre, en 2025, la version la plus aboutie de cette démocratie enrayée. Plus de cinq cents jours après le scrutin du 9 juin 2024, la région n’a toujours pas de nouveau gouvernement : scénarios de coalition qui s’évaporent, PS et MR qui s’annulent mutuellement, partis flamands prisonniers de la double majorité linguistique. Pendant que l’exécutif Vervoort expédie les affaires courantes, le déficit se creuse, la dette dérape, le sans-abrisme et l’insécurité liée au narcotrafic progressent, et les besoins explosent dans les services publics. Or ce théâtre politique se joue sur un volcan budgétaire. La dette consolidée de Bruxelles représente déjà environ 240 % des recettes régionales – plus de deux euros de dette pour chaque euro encaissé – et continue de croître plus vite que les revenus. Ce que Perin pressentait, la science politique l’a depuis mesuré avec une régularité quasi clinique. Les études comparatives sur les pays de l’OCDE montrent que plus un exécutif est fragmenté – en nombre de partis ou de « ministres dépensiers » –, plus les déficits tendent à être élevés et la dette à dériver. Chaque partenaire de coalition protège son pré carré budgétaire, l’addition des cadeaux étant plus simple que la hiérarchisation des priorités. C’est la logique du pot commun : tout le monde se sert, personne ne veut être celui qui ferme le couvercle.

D’autres travaux vont plus loin: plus un parlement est fragmenté, plus les gouvernements sont fragiles – exposés aux motions de méfiance, aux ruptures de groupes et aux chantages de micro-partis. Les décisions difficiles sont repoussées, les compromis se négocient dans l’ombre, et les citoyens sont enfermés dans un brouillard de responsabilité : qui répond encore de quoi, dans un système où cinq, six ou sept partis gouvernent ensemble ? La littérature sur la fragmentation des systèmes de partis et la « clarté de la responsabilité » converge sur ce point : plus une coalition est large et complexe, plus il devient ardu, pour l’électeur, d’identifier les mauvais élèves et de les sanctionner dans l’isoloir.

Autrement dit, la particratie ne mine pas seulement l’efficacité de l’action publique ; elle dissout aussi la responsabilité politique et, à terme, la confiance démocratique. Quand tout le monde gouverne un peu, plus personne ne répond vraiment de rien. C’est précisément ce que de Gaulle voulait éviter en 1958 en réclamant un exécutif « placé au-dessus des partis », pour que la République ne soit plus « à la discrétion » des appareils partisans. La Belgique, elle, a fait le choix inverse : tout remettre aux partis, puis s’étonner qu’ils servent d’abord leurs clientèles avant l’État.

F Avec des déficits structurels chroniques, une dette fédérale qui repart à la hausse et, dans plusieurs entités fédérées, un endettement qui dépasse déjà largement une année de recettes, on pourrait s’attendre à voir Bruxelles et la Wallonie en première ligne d’un plaidoyer pour des réformes : clarifier les compétences, simplifier les institutions, responsabiliser les finances publiques. Il se passe l’inverse : chaque niveau de pouvoir protège son mille-feuille, chaque parti ses bastions, et la réforme reste cette Arlésienne dont tout le monde parle sans jamais la jouer.

Faut-il pour autant rêver d’une démocratie sans partis ? Ni Perin ni de Gaulle n’étaient naïfs à ce point : les partis sont indispensables à la représentation. Ce que leur critique vise, c’est leur hégémonie. Quand tout passe par eux – listes, carrières, coalitions, budgets, nominations –, la démocratie cesse d’être le gouvernement du peuple par des représentants responsables pour devenir la gestion du pays par et pour quelques bureaux politiques.

Or la Belgique n’a plus le luxe de cette dérive confortable. Avec la fin de l’argent quasi gratuit, la remontée des taux et le vieillissement accéléré, la particratie n’est plus un simple irritant institutionnel : c’est un risque macroéconomique et démocratique. Persister à empiler des gouvernements à cinq partis pour différer les décisions difficiles, c’est laisser aux marchés, aux agences de notation et aux extrêmes le soin d’écrire la suite du scénario.

L’enjeu n’est donc pas de célébrer une fois de plus le « génie du compromis à la belge », mais de lui rendre son contenu : un compromis entre visions du bien commun, pas un partage de dépouilles entre factions. Cela suppose de rendre au Parlement un vrai rôle de débat, de desserrer la camisole de la discipline de parti, d’ouvrir des canaux de participation citoyenne sérieux – y compris sur les choix budgétaires – et d’amener les Régions les plus endettées à demander elles-mêmes les réformes dont elles ont besoin.

La question n’est plus de savoir si nous pouvons changer : l’histoire regorge de pays qui ont réformé leurs institutions sous la pression de la dette et de la défiance. La question, pour la Belgique de 2025, est plus brutale : osera-t-elle sortir sa démocratie de l’emprise des partis avant que la mécanique, budgétaire comme politique, ne s’arrête net ?

Fouad Gandoul, chroniqueur 21News

(Photo Belga : Dirk Waem)

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