Une carte blanche de Kamel Bencheikh, écrivain et ami de Boualem Sansal.
Quand on retrouve la parole de celui qui revient de la nuit, ce n’est pas le rugissement que l’on entend d’abord. Ce n’est pas l’orage que tant auraient laissé éclater après des mois d’enfermement, de froid, d’attente interminable. C’est autre chose, de plus rare, de plus bouleversant : une pudeur blessée, une douceur qui tremble comme une flamme trop longtemps privée d’air. Dans sa voix subsiste un calme étrange, un calme né non pas du renoncement, mais de l’épuisement lumineux de ceux qui n’ont jamais cessé de tenir.
Dans la texture de ses phrases, on sent un cœur cabossé, non par la vengeance — sentiment étranger à son âme — mais par une fatigue qui vient du fond de l’être. Une fatigue de marcheur solitaire, qui a traversé des jours identiques, des nuits sans fenêtres, des silences trop lourds pour un seul homme. On devine les heures immobiles, le temps suspendu, les pensées qui tournent sans trouver de prise. Rien de spectaculaire, rien de théâtral : seulement cette gravité douce, cette sagesse arrachée au monde d’en bas.
Sa voix, même essoufflée, garde la vigueur de ceux qui ne trahissent jamais le meilleur d’eux-mêmes.
La peine qui flotte autour de ses mots n’a rien d’une reddition. C’est une vérité nue, dépouillée de tout artifice. Elle dit la résistance d’un esprit qui a refusé de ployer, même quand la fatigue devenait une seconde peau. Elle révèle les cicatrices invisibles qui picotent encore sous la lumière. Elle laisse entrevoir une lucidité accrue par la souffrance, une lucidité qui éclaire même ce qu’elle ne parvient plus à consoler. Et dans cette lumière fragile, on reconnaît la noblesse de ceux qui ne détestent jamais, même lorsqu’ils auraient toutes les raisons de le faire.
Puis vient ce moment où quelque chose se brise brièvement. Lorsqu’il parle de ces responsables de chez nous qui, au nom d’une vertu d’apparat, se laissent séduire par les ambiguïtés les plus dangereuses, sa voix change d’ombre. Là apparaît une douleur aiguë, presque étonnée. Ce n’est pas l’indignation qui gronde, mais une forme de stupeur blessée : celle de voir des élus, encensés ailleurs comme des modèles de conscience civique, prêter malgré eux leur prestige à un pouvoir qui se repaît de leurs contradictions. À cet instant, on comprend mieux ce qu’il a traversé : l’épreuve ne vient pas seulement des geôles, mais aussi des défaillances morales de ceux qui auraient dû soutenir, comprendre, nommer le mal.
Et malgré tout, à travers chaque ride du récit, se tient un homme droit. Un homme qui revient de loin, portant comme armure la seule dignité qu’on n’a pas réussi à lui voler. Ce qu’il partage aujourd’hui n’est pas une plainte : c’est une parole qui oblige. Une invitation à regarder en face ce que nous préférons parfois ignorer. Il nous rappelle que la liberté est fragile, qu’elle réclame un courage constant, et que ceux qui la défendent paient souvent un prix démesuré.
Quand on referme ses mots, une admiration profonde monte en nous, une admiration qui étreint la gorge. Sa voix, même essoufflée, garde la vigueur de ceux qui ne trahissent jamais le meilleur d’eux-mêmes. Elle porte ce souffle inflexible des écrivains qui, malgré la nuit, croient encore à la clarté du jour. Elle porte aussi notre affection pour lui — une affection fidèle, ancienne, qui s’est tendue vers lui pendant toute la durée de son absence.
Et dans cette voix revenue de l’ombre, quelque chose scintille encore : une lumière qu’on ne peut étouffer, la lumière d’un homme qui a traversé les ténèbres sans perdre son horizon, et qui avance désormais, pas après pas, vers un jour qu’il n’abandonnera jamais.
Sache, cher Boualem, que nous serons toujours à tes côtés comme nous l’avons été depuis le début.
Kamel Bencheikh, écrivain
(Photo : capture d’écran Alexandre MARCHI / L’Est Républicain)