Par Maarten Boudry, philosophe et auteur.
Les recteurs des universités belges ont écrit dans 7sur7 et divers médias belges qu’ils « ne peuvent pas rester silencieux » face aux « conditions inhumaines » à Gaza. Eh bien si, ils le peuvent. Et ils le font même chaque jour, pour la simple raison que des « conditions inhumaines » se produisent littéralement chaque jour, sans que nos recteurs ne se sentent obligés d’intervenir (Soudan, Yémen, Corée du Nord, Afghanistan, Iran…).
Le choix des recteurs de ne s’exprimer que sur ce conflit particulier est donc en soi déjà un choix politique, effectué évidemment sous la pression d’activistes issus de leurs propres rangs.
Résultat : un point de vue unilatéral et partisan, dans lequel les recteurs exigent un « cessez-le-feu total » et une « aide humanitaire inconditionnelle », sans même mentionner le mot « otages ». Des revendications adressées à une seule partie du conflit (Israël), puisque les recteurs demandent également la suspension de l’accord d’association européen avec ce pays. Et ils ont encore l’hypocrisie d’invoquer l’autorité morale des mêmes universités israéliennes qu’ils ont tout juste boycottées et exclues (en tout cas l’UGent). Mieux vaudrait alors rester silencieux.
Vous n’êtes pas obligé de partager mon avis sur la guerre à Gaza, mais la question est plus fondamentale. Quand des recteurs s’expriment au nom de leur université (et non à titre personnel) sur des enjeux politiques controversés, ils prennent position contre une partie de leurs propres chercheurs. C’est problématique, quel que soit le sujet. Une université est censée être l’arbitre intellectuel du débat, non pas une partie prenante. En tant qu’institution, elle doit rester neutre et ne pas adopter de positions idéologiques.
Lorsque j’ai moi-même lancé une pétition sur la sortie du nucléaire, plusieurs (vice-)recteurs l’ont signée. Mais toujours et explicitement « à titre personnel », jamais au nom de l’institution. Car cela aurait été nuisible. On ne peut pas attendre d’une université qu’elle se prononce pour ou contre l’énergie nucléaire, alors que ses chercheurs en ont une diversité d’opinions.
Un exemple éclairant en la matière est l’Université de Chicago qui, dans son influent Kalven Report, défend le principe d’une stricte neutralité :
« L’instrument de la dissidence et de la critique est l’enseignant-chercheur ou l’étudiant individuel. L’université est le foyer et le sponsor de ces critiques ; elle n’est pas elle-même le critique. […] Une université, si elle veut rester fidèle à sa vocation de recherche intellectuelle, doit accueillir, encourager et favoriser la plus large diversité d’opinions en son sein. Elle n’est pas un club, pas une association professionnelle, pas un lobby. »
J’avais déjà chaudement recommandé ce rapport à mon propre recteur, et de plus en plus d’universités américaines l’adoptent aujourd’hui. Car elles se rendent compte du dangereux précédent qu’elles créent lorsqu’elles prennent position, en tant qu’institution, sur des questions politiques qui dominent l’actualité (comme l’affaire George Floyd). Car très vite, des activistes se présenteront chaque jour avec de nouvelles exigences : « Pourquoi ne vous exprimez-vous pas là-dessus ? Pourquoi contre X et pas contre Y ? » C’est un engrenage sans fin, ou plutôt : la destination finale est une institution totalement politisée, qui se mue en lobbyiste dans le débat public.
Et au moment même où cette prise de conscience émerge outre-Atlantique, nos recteurs, eux, s’engagent de plus en plus dans la voie politique, sous la pression des activistes de leurs propres rangs. Une évolution néfaste. Les recteurs ont droit à leur opinion, mais ils ne doivent pas la diffuser au nom de leur institution. Mieux vaudrait alors se taire.
Maarten Boudry, philosophe et auteur
(Photo Belga Virginie Lefour : la rectrice de l’ULB, Annemie Schaus)