Une carte blanche de Kamel Bencheikh, écrivain
Il y a des dates où l’Histoire s’effondre sur elle-même, où les mots se refusent à dire. Le 7 octobre 2023 en fut une. Ce matin-là, à l’heure où les familles israéliennes s’éveillaient à la douceur d’un sabbat, la terre s’est ouverte sous leurs pas. Des hommes du Hamas, surgis des tunnels et des barbelés, ont semé la mort avec une cruauté que nul ne saurait excuser ni même comprendre. Des villages entiers furent saccagés, des enfants massacrés, des femmes suppliciées, des vieillards exécutés. Ce ne fut pas une bataille, mais un pogrom, une descente dans la nuit des instincts.
Ce crime — car c’en est un, absolu — a porté atteinte à tout ce que le mot résistance pouvait encore contenir de noble. Il a défiguré la cause palestinienne, jadis associée à la lutte pour la justice, en la livrant à la logique du meurtre rituel. Le 7 octobre, l’humanité s’est regardée dans le miroir brisé de sa propre haine.
Mais l’effroi n’eut pas le temps de se déposer. L’armée israélienne, emportée par le vertige de la vengeance et la sidération du traumatisme, s’est lancée dans une guerre où la force a cessé d’être discernement. Les bombes sont tombées sur Gaza avec la régularité d’un métronome tragique. Hôpitaux, écoles, immeubles d’habitation, camps de réfugiés : rien n’a été épargné. On parlait de « cibles terroristes », mais les morts étaient d’abord des visages — des visages d’enfants recouverts de poussière et de sang, de mères tenant leurs bébés inanimés, d’hommes errant dans les ruines à la recherche d’un nom.
« Il ne s’agit plus de choisir un camp, mais de refuser la brutalisation des consciences. »
Ce fut alors l’autre versant du désastre : le châtiment collectif, la punition d’un peuple pour les crimes d’une organisation terroriste. Le droit de se défendre s’est mué en droit d’anéantir, et la peur légitime en machine de guerre. Gaza est devenue un tombeau à ciel ouvert. L’État d’Israël, fondé sur la promesse du « plus jamais ça », a vu sa conscience se fissurer sous le poids de sa propre colère.
Entre ces deux abîmes — le terrorisme du Hamas et la démesure de la réplique israélienne — l’humain s’est perdu. Le premier a tué au nom d’un dieu furieux ; le second a frappé au nom d’une sécurité devenue idole. Et dans cette symétrie maudite, les morts s’empilent comme pour témoigner d’une même faillite : celle de la compassion, celle du sens.
Deux ans ont passé. Rien n’a été réparé. Les otages du 7 octobre demeurent dans l’ombre ; les familles de Gaza comptent leurs morts dans le silence du monde. Les dirigeants parlent encore de stratégie, d’objectifs, de victoire. Mais qui peut « gagner » une guerre où les enfants meurent deux fois — dans la chair et dans la mémoire ?
« Ce qui me hante, dans cette tragédie, c’est la lente disparition du mot humain. »
Il ne s’agit plus de choisir un camp, mais de refuser la brutalisation des consciences. Car toute hiérarchie dans la douleur est un pas vers la barbarie. L’enfant israélien arraché à sa maison et l’enfant palestinien écrasé sous les décombres partagent une même innocence. Et tant qu’on ne saura pas les pleurer ensemble, il n’y aura ni paix, ni avenir, ni sens.
Ce qui me hante, dans cette tragédie, c’est la lente disparition du mot humain. Comme s’il s’était effacé du dictionnaire moral des nations. La politique l’a remplacé par le calcul, la foi par le fanatisme, la raison par la peur. Il ne reste plus que les larmes des survivants, et l’ombre des morts, veillant sur notre impuissance.
Un jour pourtant, il faudra bien recommencer à parler — non pour justifier, non pour accuser, mais pour comprendre comment, en un même instant, deux peuples blessés ont pu se déchirer au point d’oublier qu’ils étaient faits du même souffle. Le 7 octobre, ce n’est pas seulement Israël et Gaza qui ont saigné : c’est l’humanité toute entière qui s’est regardée sombrer, sans savoir comment se relever.
Kamel Bencheikh
(Photo Laetitia Notarianni/ Hans Lucas : ours en peluche portant les photos d’otages israéliens kidnappés le 7 octobre 2023, disposés sur une place de Tel Aviv, 28 octobre 2023)