De l’Ukraine au Proche-Orient, des réseaux sociaux aux discours politiques, les faits sont de plus en plus instrumentalisés pour justifier des récits antagonistes. À force de déplacer le point de départ de l’analyse, la recherche de vérité cède le pas à la fabrication du conflit.
Il devient de plus en plus difficile de distinguer la propagande et les « fake news » de l’information réelle, rigoureuse, et de l’argumentation fondée. Et ce phénomène ne se limite pas aux réseaux sociaux : dans l’ensemble de l’espace public, de nombreux acteurs manipulent les faits et les raisonnements à un point tel que l’on bascule dans la propagande. Le récent débat au cours duquel les États baltes ont présenté la Belgique comme un quasi-allié de la Russie et un ennemi de l’Ukraine ; l’ampleur même des « inexactitudes » contenues dans le discours de Noël de M. Trump, pourtant présentées comme des vérités indiscutables ; la manière dont Palestiniens et Juifs refusent, chacun de leur côté, d’affronter les crimes du passé et du présent, préférant les confondre en modifiant simplement le point de départ de leur analyse ; ou encore la façon dont certains oublient que le colonialisme et l’esclavage ont été pratiqués par presque toutes les civilisations au cours des trois derniers millénaires : tout cela est stupéfiant. Il suffit également d’observer la manière dont l’Occident et M. Poutine analysent chacun les causes de la guerre en Ukraine, et choisissent le moment où elle aurait « commencé », afin de justifier leurs propres actions. Changez la date ou l’angle, et il devient aussitôt possible de désigner l’autre comme l’ennemi, coupable et responsable. L’objectif n’est plus de trouver des solutions, mais de fabriquer la controverse — et, pire encore, le conflit, y compris le conflit violent. Politiques, historiens, journalistes, philosophes et criminels instrumentalisent ainsi les faits, passés et présents, non pour résoudre des problèmes, mais pour nuire à quelqu’un ou à quelque chose, dans leur propre intérêt.
On pourrait se demander si cela n’a pas toujours été le cas — et, probablement, oui. Mais ce phénomène est aujourd’hui plus visible que jamais, notamment parce que les lignes de fracture ne se limitent plus à l’opposition Est-Ouest, capitalisme-communisme ou Nord-Sud. Une faille immense et grandissante s’ouvre désormais au sein même de l’Occident. Pendant quatre-vingts ans, nous avons été si profondément immergés dans notre propre certitude morale et idéologique occidentale que nous avons tenu pour acquis le droit de faire la leçon à quiconque pensait ou s’exprimait autrement. Et, d’une certaine manière, nous avions raison : durant cette même période, l’Occident fut la région la plus prospère et la plus pacifique du monde, tirant des milliards d’êtres humains hors de la pauvreté — non sans coercition ni guerres, certes, mais le système semblait fonctionner, et ceux d’entre nous qui vivaient en Occident en récoltaient les bénéfices.
Lorsque l’Occident est arrivé à maturité, voire a outrepassé ses propres limites, et que d’autres nations ont commencé à rattraper leur retard — réclamant respect, reconnaissance et une place légitime à la table des décisions — l’amertume s’est installée, dès les années Bush, et elle ne montre aucun signe d’apaisement. Aidés par la vision en tunnel des réseaux sociaux, la diffusion de l’extrémisme religieux, le porte-voix du populisme, la vigueur des autocraties et la faiblesse des démocraties et de leurs institutions — incapables ou peu disposées à s’adapter et à évoluer — nous continuerons d’assister à l’abus des faits et à la déformation des réalités. Certains invoquent une légitimation divine ; d’autres se réclament de l’éthique, de la sécurité nationale ou de principes philosophiques fondamentaux. Le plus souvent, pourtant, il s’agit de pouvoir et de richesse.
Tout bien considéré, lorsqu’on médite sur les atrocités commises au nom de ces causes, on ne peut qu’espérer que les vagues actuelles qui traversent l’Occident ne submergeront pas la démocratie. Comme Churchill l’aurait observé — avec le capitalisme — elle demeure le meilleur système que nous ayons connu jusqu’à présent, même si elle est loin d’être parfaite.
Peter Vandekerckove
Né à Roulers en 1959, Peter Vandekerckhove est un financier belge à la carrière internationale. Il débute comme journaliste économique au journal De Tijd, avant de diriger Fortis Retail Belgium puis plusieurs entités du groupe KBL (aujourd’hui Quintet). Il a siégé au top 25 du groupe BNP Paribas et à de nombreux conseils d’administration en Europe. Il préside ou conseille depuis 2019 des groupes comme ING Luxembourg, Beaulieu International, CapitalatWork et Vanheede. Il accompagne également des familles industrielles dans la structuration de leur patrimoine. Sa trajectoire mêle expertise bancaire, gouvernance stratégique et engagement sociétal.
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