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Roumanie 2025 : le cri d’un peuple oublié (Carte blanche)

par Contribution Externe

Le succès du candidat nationaliste George Simion, au premier tour de la présidentielle roumaine, puise ses racines dans le mal-être d’un peuple désemparé. En Belgique aussi, la communauté roumaine a choisi la voie des urnes pour protester. Une carte blanche de Daniela Bîciu.

Le premier tour de l’élection présidentielle roumaine, ce 4 mai 2025, a délivré un message sans ambiguïté : George Simion, leader de l’AUR (Alliance pour l’Union des Roumains), formation nationaliste, arrive largement en tête, avec plus de 40 % des voix. Face à lui, Nicușor Dan, candidat indépendant pro-occidental et docteur en mathématiques, récolte 21 %. Le second tour du 18 mai s’annonce tendu. Mais l’enjeu dépasse les scores : derrière cette poussée nationaliste, c’est un cri de colère qui s’élève — celui d’un peuple lassé et méfiant.

Un malaise ancien et profond

Le succès de Simion n’est pas le fruit d’un brusque virage idéologique de la population vers la droite. Il puise dans un mal-être enraciné, nourri par plus de trois décennies de séquelles post-communistes, de fractures sociales béantes, d’inégalités territoriales et d’un ressentiment persistant envers la crise de représentativité d’une classe politique corrompue ou déconnectée.

Simion incarne ce ras-le-bol, avec un discours identitaire qui exploite les blessures nationales. Un discours qui partage certains accents non seulement avec la droite, mais paradoxalement aussi avec des partis d’extrême gauche ultra-populiste comme LFI en France ou le PTB en Belgique : anti-OTAN, méfiant envers l’Europe, critique des élites, sympathies pro-russes… À ceci près qu’il y ajoute un nationalisme assumé, voire revendiqué et une forte dimension religieuse, car la foi fut un refuge au temps de jadis, quand les communistes démolissaient leurs églises au bulldozer.

 » Je vote Brad Pitt « 

Les clivages politiques n’obéissent pas aux mêmes logiques qu’en Europe de l’Ouest. Le nationalisme y est adopté, à des degrés différents, par tout le spectre politique local. Le Parti socialiste local, construit sur les ruines de l’ancien parti communiste, n’a pas appelé à faire barrage à Simion, préférant préserver ses intérêts dans la perspective d’un futur gouvernement. Les camarades ont toujours eu le sens pratique des mandats bien payés.

USR, centre-droit pro-européen, a elle aussi évité toute confrontation directe. Sa candidate, Elena Lasconi, a évacué la question d’un trait sarcastique : “Je vote Brad Pitt”. Les raisons de ces résultats sont avant tout nationales. L’intégration européenne a apporté des bénéfices réels et visibles : infrastructures modernisées, hausse des salaires, meilleure mobilité. C’est le chemin à suivre. Mais le fossé reste immense entre les grandes villes modernisées et les zones rurales où des villages entiers sont désertés ; entre les insiders parvenus – la plupart issus de l’ancienne nomenclature communiste – et les illettrés du système, laissés-pour-compte.

Nombre de Roumains, malgré les progrès, ne voient pas leur quotidien s’améliorer : services publics en déclin, hôpitaux publics comme des mouroirs vétustes, où le bakchich reste la norme même pour une transfusion de sang. Des jeunes qui partent en exil, surtout les plus diplômés. Pensions dérisoires après une vie de labeur. À titre d’exemple, beaucoup de personnes âgées, notamment en milieu rural, ayant travaillé (parfois de force) dans les kolkhozes chers au PTB, vivent sous le seuil de pauvreté, avec des pensions inférieures à 200 euros.

L’annulation du premier tour, en novembre 2024, pour soupçons d’ingérence étrangère et excès de Tik-Tok, fut aussi une erreur politique. Elle a fourni à Simion un argument redoutable : celui d’une élite, interne et externe, qui manipulerait de l’ombre les règles à son avantage. En prétendant protéger la démocratie, les autorités judiciaires, trop proches du politique ou d’ONG progressistes, ont au contraire renforcé le sentiment d’une souveraineté confisquée, comme au vieux temps des diktats venus de Moscou. Résultat : AUR est passé de 20 % à plus de 40 % en six mois.

Un vote protestataire aussi en Belgique

Le succès de Simion ne s’arrête pas aux frontières de la Roumanie. En Belgique, y compris à Bruxelles, le vote pour l’AUR a été massif. Un paradoxe en apparence, mais plusieurs facteurs l’expliquent. Environ 5 millions de Roumains vivent à l’étranger, soit un quart de sa population. Près de 100 000 personnes en Belgique, dont environ la moitié à Bruxelles.

Certains sont des intellectuels de haut niveau, des professeurs, des médecins, des ingénieurs, des artistes etc. D’autres vivent dans la bulle européenne, à l’abri. Mais les plus nombreux sont indépendants ou ouvriers, exerçant des métiers difficiles, parfois précaires, souvent dans un cadre d’intégration complexe. Leur vote exprime un rejet viscéral de la classe politique roumaine, perçue comme inefficace, corrompue et arrogante. Mais ce rejet dépasse les frontières.

En Belgique aussi, nombre d’entre eux se sentent peu considérés. Ils travaillent dur, contribuent à l’économie, mais ne sont que rarement pris en compte dans les discours politiques, qui conçoivent les communautés davantage par le prisme des intérêts électoraux. Marqués par leur histoire, ils se méfient des promesses faciles et des utopies politiques de gratuités de l’État.

Le vote pour Simion n’est pas l’adhésion à un projet précis. C’est un acte politique, au sens brut du terme. C’est aussi le reflet d’une rupture affective avec le politique. Le communautarisme roumain en Belgique — pour le peu qu’il existe — est basé sur l’effort, le travail, la réussite, bien plus que sur l’assistanat. Nombreux sont ceux qui considèrent que la politique ne peut rien leur apporter. Ils ont fui un État corrompu, et observent avec distance une vie politique belge considérée comme désintéressée par leur réalité, surtout en absence de revendications communautaires comme levier électoral. Lire monnaie d’échange.

D’autres sont simplement indifférents, épuisés par des emplois éprouvants, loin de leurs proches. Fatigués dans la chair et dans l’âme, parlant parfois peu ou du tout la langue, ils noient leur amertume le dimanche dans des bars autour des abattoirs d’Anderlecht. Souvent ouvriers de chantier pour les hommes, titres-services ou aidantes à domicile pour les personnes âgées, les femmes, dont certaines ont pourtant des études universitaires. Auxiliaires de vie, payées pour prendre soin des parents des autres, pendant que leurs propres parents se meurent seuls.

Beaucoup repartiraient dès demain si la vie en Roumanie leur offrait plus d’espoir. Certains le font déjà, au moins pour voir leurs enfants grandir. Selon l’Autorité nationale pour la protection des droits de l’enfant et l’adoption, environ 76.000 enfants en Roumanie vivaient en 2023 avec leurs deux parents partis travailler à l’étranger, et au total, plus de 250 000 enfants étaient séparés d’au moins l’un de leurs parents en raison de la migration.

Ces enfants sont souvent appelés “les orphelins blancs”, bien qu’ils ne soient pas orphelins au sens strict. Ce terme, métaphorique, reflète leur solitude émotionnelle et désigne une réalité cruelle : les enfants laissés derrière par des parents partis travailler à l’étranger. Même si les statistiques officielles sont rares, des rapports indiquent que plusieurs cas de suicides ont été enregistrés parmi ces enfants au fil des années. Par exemple, en 2006, le cas de Razvan, un garçon de 11 ans dont la mère travaillait en Italie, a profondément marqué l’opinion publique roumaine. Avant de se suicider, il aurait déclaré à ses camarades qu’il ferait revenir sa mère. Elle est revenue, en effet. Pour l’enterrer. Ce drame a mis en lumière la détresse émotionnelle que peuvent ressentir ces enfants séparés de leurs parents.

Un miroir pour l’Occident

Les anathèmes sont faciles à jeter, mais ce vote ne naît pas dans le vide. Et il ne disparaîtra pas en ignorant les voix de ceux qui se sentent oubliés dans leur quotidien aliénant. Il prospère dans les failles, les silences et les mépris. Dans les fausses promesses impossibles à tenir quand les caisses sont vides.

Taxer tout le monde “d’extrême-droite” par facilité ou par réflexe paresseux d’intellectuel occidental – révolutionnaire subventionné dans son salon feutré ou journaliste militant exilé sur Bluesky –, ne résout rien et ne sert qu’à renforcer le mur.

La Roumanie de 2025 nous tend un miroir. Elle rappelle que la démocratie ne se résume pas au déroulement d’élections libres, mais repose sur la confiance, l’écoute, l’inclusion, et la capacité politique à offrir un horizon commun. Non pas sur le fameux vivre-ensemble galvaudé, mais sur le croire-ensemble. Ce qui se joue en Roumanie n’est ni une exception, ni une dérive isolée. C’est un signal, fort, adressé à toute la classe politique, peu importe le pays.

Daniela Bîciu

(Photo : Cristian Cristel/Xinhua/ABACAPRESS.COM)

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