« Le 11 septembre devrait nous rappeler, avec une force inentamée, qu’aucun compromis n’est possible avec ceux qui haïssent la liberté. » Une carte blanche de Kamel Bencheikh, écrivain.
Il est des jours qui changent la face du monde. Le 11 septembre 2001 n’est pas seulement une date inscrite dans les calendriers, il est devenu un abîme dans lequel des certitudes se sont effondrées. Le matin même, la ville la plus moderne du monde offrait l’image de la puissance tranquille. Quelques heures plus tard, elle n’était plus qu’un champ de ruines fumantes. L’humanité entière avait assisté, en direct, à l’irruption de la barbarie au cœur de la modernité.
Mais ce choc, je l’ai ressenti d’une manière particulière. Pour moi, il avait déjà commencé ailleurs, dans une Algérie que les intégristes avaient transformée en laboratoire de l’horreur. Quand les tours de New York s’effondraient, je revoyais les rues d’Alger désertées, les visages marqués par la peur, les amis disparus dans l’indifférence générale. Ce que l’Occident découvrait alors avec effroi, nous l’avions vécu dans la chair, dans le silence, dans l’abandon.
New York, Alger, Paris, Bruxelles
Vingt-quatre ans ont passé. Et je m’interroge : que reste-t-il de cette mémoire ? Trop souvent, j’entends les discours de l’oubli. On relativise, on minimise, on travestit la vérité en lui donnant les couleurs d’un folklore identitaire. À Paris et à Bruxelles, on s’extasie devant les slogans de la « diversité » au point d’en perdre la lucidité. Comme si la barbarie pouvait devenir respectable dès lors qu’elle se drapait d’exotisme. Comme si les crimes pouvaient s’excuser au nom de l’histoire.
Je sais où conduit ce chemin. J’ai vu en Algérie les concessions s’accumuler, les élites détourner le regard, les pouvoirs successifs préférer composer avec les fanatiques plutôt que de leur résister. J’ai vu la République désertée, les écoles livrées aux prêcheurs, les femmes sommées de disparaître derrière un voile imposé. Chaque recul a nourri l’avancée de l’obscurantisme. Chaque silence a fait grandir le vacarme des tueurs.
Le 11 septembre devrait nous rappeler, avec une force inentamée, qu’aucun compromis n’est possible avec ceux qui haïssent la liberté. Pourtant, combien de fois entendons-nous aujourd’hui des responsables politiques et médiatiques expliquer qu’il faut « comprendre » les fanatiques, qu’il faut « contextualiser » leur haine ? Comme si la lâcheté pouvait se déguiser en sagesse.
Je ne parle pas d’abstraction. Je parle de vies brisées. Je parle de mes amis assassinés parce qu’ils avaient écrit, enseigné, chanté ou simplement refusé de se soumettre. Je parle de ces jeunes femmes égorgées parce qu’elles avaient voulu garder leurs cheveux libres. Je parle de ces familles qui n’ont jamais pu enterrer leurs morts dignement, parce que leurs bourreaux ont bénéficié d’une amnistie honteuse. Et je vois que, partout, le risque demeure.
« Le 11 septembre 2001 ne doit pas être une date que l’on commémore à contre-cœur, comme un rituel vide. Il doit rester un avertissement. »
Ce n’est pas de vengeance qu’il s’agit. Ce n’est pas de haine. Il s’agit de justice, et de mémoire. Car la mémoire est la seule arme des peuples contre le retour de la barbarie. C’est elle qui empêche les crimes d’être effacés, c’est elle qui maintient vivante la dignité des victimes. Oublier le 11 septembre, ce serait ajouter l’injure à la blessure.
La seule réponse digne à la barbarie, c’est de ne pas oublier et de ne pas pardonner. C’est une société ferme, laïque, universaliste. Des gouvernements qui protègent la liberté de croire et celle de ne pas croire. Des gouvernements qui garantissent aux enfants une école délivrée des prêcheurs et rendent aux femmes leur pleine égalité. Des gouvernements debout, qui ne tremblent pas devant les intimidations, qui ne se couchent pas devant les compromis.
Voilà pourquoi je continue d’écrire. Parce que j’ai vécu l’effondrement d’une société sous les coups de l’islamisme. Parce que j’ai vu de mes yeux ce que coûte le silence. Parce que je sais que l’oubli est le premier pas vers la répétition de la tragédie.
Le 11 septembre 2001 ne doit pas être une date que l’on commémore à contre-cœur, comme un rituel vide. Il doit rester un avertissement. La liberté n’est pas un acquis. Elle est une conquête quotidienne. Et tant que nous garderons cette conscience éveillée, tant que nous refuserons l’oubli, alors nous honorerons la mémoire des morts de New York comme celle des morts d’Alger, de Paris ou de Bruxelles : par la fidélité à la vérité et par l’engagement à défendre l’universel.
Kamel Bencheikh
(Photo : Taidgh Barron/ZUMA Press Wire)