De la différence entre démocratie et dictature en ce qui concerne la notion de vérité. Dans une démocratie, la vérité se discute, se confronte, se vérifie. Dans une dictature, elle se décrète, s’impose, se fabrique. À Gaza, sous le joug du Hamas, l’information n’est plus un droit mais une arme : tout ce qui sort est surveillé, filtré, manipulé. Ceux qui relaient ces « vérités » participent, qu’ils le veuillent ou non, au mensonge organisé. Une carte blanche de Daniel Rodenstein, professeur émérite à l’UCL et membre de l’Institut Jonathas.
Il me semble difficile, pour quiconque a toujours vécu en liberté, de comprendre ce qu’est l’absence de liberté. Il ne s’agit pas de ne pas pouvoir se déplacer, ou de ne pas pouvoir choisir ce qu’on mange, ce qu’on boit. Il ne s’agit pas d’être empêché de faire ceci ou cela. Il s’agit de surveillance, de contrôle et de limites. Il s’agit de savoir que tout ce qu’on fait, et tout ce qu’on évite de faire, est surveillé. Il s’agit de savoir que tout ce qu’on est, intimement, est contrôlé. Il s’agit surtout de savoir que les limites à ne pas franchir sont mouvantes et changeantes.
Tout le monde surveille tout le monde
Vivre en dictature c’est se savoir sous surveillance mais sans savoir qui sont ceux qui vous surveillent. Car il n’y a pas qu’un surveillant, il y en a beaucoup. Le but de la dictature est de vous entraîner à croire, ou à savoir, que tout le monde peut vous surveiller, depuis votre voisin, votre boulanger, votre parent, votre ami. Ainsi, même lorsque personne ne vous surveille (mais comment le savoir ?) vous restez sous surveillance parce que vous vous surveillez vous-même en permanence. Vous vous surveillez pour éviter de faire ce qu’on ne doit pas faire. Pour éviter de sembler faire ce qui est interdit. Mais vous vous surveillez pour faire convenablement ce qu’il faut faire. Ou pour donner l’impression de faire ce qu’il est souhaitable de faire. Et ce que vous faites en vous surveillant, chacun le fait autour de vous. Tous ceux qui surveillent sont sous surveillance. Tout le monde surveille tout le monde car tout le monde se surveille pour rester dans l’orthodoxie. Et vous savez, ou vous êtes quasi sûr, que vos amis, vos voisins, vos collègues, vos connaissances sont convaincus que vous les surveillez alors que vous savez qu’il n’en est rien.
Si tout se passe comme cela, c’est parce que quelqu’un exerce un contrôle sur vous et sur tout le monde, et que ce contrôle est punitif. Le contrôleur peut punir lorsque sa surveillance découvre une faute. Il peut punir car il dispose de deux choses : la violence et le pouvoir. Ces deux éléments du contrôleur sont discrétionnaires et illimités. Rien ne s’oppose à son pouvoir, il n’y a pas de recours possible, il n’y a pas d’endroit de recours. Sa violence est illimitée, de la chiquenaude au meurtre en passant par la torture. Vous le savez, et tous autour de vous le savent. La violence n’a pas besoin de se manifester, la peur qu’elle diffuse pourrait suffire. Mais la violence se manifeste quand même car c’est son exhibition publique qui maintient le pouvoir.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, une société vivant dans une dictature n’est pas nécessairement une société où tout est interdit. Que du contraire, rien ou quasi rien en fait n’est interdit. Il n’est pas nécessaire d’interdire puisque tout le monde sait obscurément ce qui est permis, et que tout le monde se sait surveillé.
« Il faut commencer par dire que Gaza est une dictature. »
Si vous avez bien suivi jusqu’ici, et que j’ai été assez clair dans mes propos, alors on peut parler de Gaza et de l’information. Il faut commencer par dire que Gaza est une dictature, comme l’Iran. Une dictature où le Hamas est le dictateur. Le Hamas a conquis le pouvoir à Gaza en deux temps. D’abord en gagnant les élections de 2006 contre l’Autorité palestinienne corrompue et inefficace. Ensuite en assassinant un millier de membres de cette Autorité palestinienne lors d’une courte guerre intestine en 2007. Depuis lors, le Hamas commande.
Le Hamas a infiltré tous les secteurs de la société. Le Hamas a tissé sa toile et puis a laissé la société se débrouiller, sous sa surveillance, son contrôle et ses limites. Le Hamas s’occupe directement de la sécurité, de la guerre, de la collecte de l’impôt, de l’information, de la religion et laisse tout le reste à la société sous emprise, en totale liberté.
Une centaine d’organisations non gouvernementales, l’UNRWA (la section des Nations Unies qui gère l’assistance aux réfugiés palestiniens), les aides au développement de beaucoup de pays, notamment de la Belgique, prennent en charge tout le reste : enseignement, hôpitaux, écoles, activités artistiques, aide alimentaire, le tissu de la société civile. Le commerce et l’industrie civile sont dans les mains de commerçants et entrepreneurs privés. Sur tous ces acteurs, ONGs, UNWRA et coopérants, autant que sur les habitants de Gaza, veillent les yeux et les oreilles du Hamas et ses tentaculaires agents de surveillance. Et tous ces agents d’assistance et de coopération se savent surveillés.
Sous la menace du Hamas, les ONG préfèrent ne rien voir
C’est ainsi que vous ne saviez pas qu’autour des hôpitaux, écoles, mosquées, habitations il y avait des lanceurs de missiles, des usines de missiles, des accès aux centaines de kilomètres de tunnels à l’usage exclusif du Hamas ou des dépôts d’armes. Car les milliers de coopérants, assistants étrangers, personnel administratif de l’UNRWA, diplomates de la Coopération au développement, journalistes étrangers qui auraient pu vous informer n’ont jamais rien vu. Ils ne savaient pas que sous leurs pieds circulaient des combattants, que leurs organisations alimentaient en électricité toute cette infrastructure, que depuis leurs abords immédiats partaient les missiles et roquettes vers des villes et villages israéliens. Ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien, ils n’étaient au courant de rien. Parce qu’ils savaient qu’ils ne devaient ni voir ni savoir. Parce que s’ils avaient vu ou entendu, le Hamas se serait chargé de les menacer d’abord, de les expulser, de les interdire de séjour, tout cela dans le meilleur des cas, ou de les faire disparaître. Car Gaza est une dictature comme l’Iran. Il y avait des dizaines si pas des centaines de journalistes à Gaza (d’ailleurs on accuse Israël de les assassiner en priorité). Et pourtant, il n’y a quasiment pas eu de reportages sur les tunnels, les lanceurs de missiles, les tortures, les assassinats sous prétexte d’espionnage, le contrôle de la contrebande, l’appropriation par le Hamas de matériaux de constructions et du combustible entrant chaque jour à Gaza, le racket sur les commerçants, la persécution des homosexuels…
Rien, aucun reportage depuis des années. Car un tel reportage aurait coûté à son auteur son travail sinon sa vie. Toute information sortant de Gaza, que ce soient des images, des vidéos, des reportages, devait avoir le blanc-seing du Hamas, explicite ou implicite. On peut légitimement se demander si ce qui sort de Gaza est de l’information ou de la désinformation, de la propagande.
« Personne parmi les dizaines de journalistes vivant à Gaza n’a, à aucun moment, essayé de confirmer les chiffres de morts publiés par le ‘ministère de la Santé’ du Hamas. »
Ainsi, quel crédit accorder aux chiffres du Hamas ? Lors de l’épisode de l’hôpital Al Ahli Arabi, les morts attribués à une bombe israélienne détruisant un hôpital sont passés de 200 à 400 ou 500 avant d’être estimés à une dizaine de morts provoqués en fait par un missile défaillant du Djihad Islamique tombant sur un parking. Et pourtant. Les Nations Unies diffusent sans aucune précaution les chiffres du Hamas en les validant. Car même si la phrase rituelle « selon le Ministère de la santé contrôlé par le Hamas » est chaque fois ajoutée, le mode verbal utilisé n’est pas le conditionnel (il y aurait eu 150 morts ; 150 personnes seraient mortes) mais le passé (il y a eu 150 morts ; 150 personnes ont été tuées …) accréditant ainsi la réalité d’un fait alors même que les chiffres ne sont pas crédibles.
Les Nations Unies, la presse occidentale, le monde entier parle à ce jour de 65.000 morts. D’où vient ce chiffre ? Du Hamas. Personne parmi les dizaines de journalistes vivant à Gaza n’a à aucun moment essayé de confirmer ce chiffre. En Syrie, en pleine guerre civile, des informations fiables provenant du terrain parvenaient via une organisation basée à Londres. Rien de tout ça à Gaza. Combien de morts civiles et combien de combattants ? Personne n’a posé la question. Il y a des questions qu’on peut poser et d’autres qu’il vaut mieux éviter de poser.
Des otages israéliens récupérés par l’armée israélienne étaient détenus chez un membre du Hamas identifié comme journaliste.
Toute information provenant d’une dictature telle que Gaza ou l’Iran ou la Syrie de Assad est en principe et sauf exception, fausse, manipulée, déformée. Et cherche non pas à informer mais à tromper. Et tous ceux qui relayent cette information, ces images, ces chiffres participent, qu’ils le veuillent ou non, consciemment ou à leur corps défendant, au mensonge de la dictature. Et font partie de la stratégie de la dictature.
Dire cela a été le prétexte pour qu’un groupe de 50 ou 100 personnes, qui décident en Belgique de ce qu’on peut ou de ce qu’on ne peut pas dire sous peine de violences, interdisent à un écrivain de présenter son dernier livre dans une librairie (NDLR : Raphäel Enthoven).
Daniel Rodenstein, Professeur émérite UCLouvain, membre de l’Institut Jonathas
(Titre, intertitres, citations et chapô sont de la rédaction)
(Photo : Eyad Baba / AFP)