La publication de la National Security Strategy (NSS) américaine de novembre 2025 n’est pas un simple exercice de communication, mais l’acte officiel d’une rupture stratégique. Ce document ne fait pas qu’enterrer la « Pax Americana » des années 1990-2000, il referme la parenthèse ouverte après 1989, quand l’Europe s’est laissée bercer par l’idée, popularisée par Francis Fukuyama, que la démocratie libérale finirait par s’imposer partout et que l’histoire se réduirait à la gestion technocratique d’un ordre fondé sur des règles. Ce qui émerge aujourd’hui de Washington n’est ni un retour pur et simple au XIXᵉ siècle, ni la continuation du libéralisme missionnaire, mais un mélange assumé de réalisme offensif, de nationalisme économique et de retenue sélective : dans un monde sans arbitre, la puissance redevient la monnaie centrale, et la hiérarchie des intérêts est recalibrée autour de trois priorités : l’hémisphère occidental, la rivalité avec la Chine, et la sécurité énergétique et industrielle des États-Unis.
La première manifestation concrète de ce basculement est l’offensive contre la Cour pénale internationale (CPI). Le décret présidentiel de février 2025, qui prévoit gels d’avoirs, interdictions de visa et sanctions contre les responsables de la Cour et les acteurs qui soutiennent des enquêtes visant des militaires américains ou des alliés comme Israël, marque un saut qualitatif. Certes, Washington avance un argument juridique : les États-Unis n’ont jamais ratifié le Statut de Rome et contestent la compétence du tribunal sur leurs ressortissants. Mais derrière cette ligne de défense se dessine un message politique beaucoup plus simple : nos soldats et ceux de nos alliés ne seront jugés par personne d’autre que nous. Quiconque se souvient du Dialogue mélien de Thucydide entend aussitôt résonner la formule : « Les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent. » Il ne s’agit pas de faire disparaître le droit international, mais de le reléguer au rang d’instrument pour les plus faibles, applicable tant qu’il ne vient pas contraindre la marge de manœuvre des puissances. Ceux qui voyaient dans l’institutionnalisme la possibilité de dompter le comportement des États découvrent ses limites structurelles dès qu’un acteur central refuse d’entrer dans le jeu.
La même logique irrigue les volets économique et géostratégique de la nouvelle stratégie. Officiellement, la NSS annonce la volonté de « passer d’une relation centrée sur l’aide à une relation centrée sur le commerce et l’investissement » avec l’Afrique, en mettant en avant les « ressources abondantes » du continent et la nécessité de sécuriser les chaînes d’approvisionnement en minerais critiques. Dans la pratique, cela signifie que les sacs de riz cèdent la place à des contrats miniers et à des partenariats énergétiques structurés à l’avantage de la base industrielle américaine. Dans la compétition existentielle qui s’esquisse avec la Chine pour le lithium, le cobalt ou le cuivre, la générosité devient un luxe. Nicolas Machiavel appelait cela la necessità : lorsque l’existence de la cité est en jeu, la nécessité prime sur la morale. Hans Morgenthau, père du réalisme classique, y voyait la logique profonde de la politique internationale : une lutte pour la puissance, où intérêts économiques et stratégiques sont indissociables. Là où Tite-Live écrivait que « la guerre est juste pour ceux à qui elle est nécessaire » (justum enim est bellum quibus necessarium), la NSS traduit cette maxime en langage technocratique : l’accès sécurisé aux ressources essentielles relève de la survie nationale.
Dans ce cadre, la focalisation renouvelée sur le Venezuela n’est pas formulée noir sur blanc comme un projet de « changement de régime » dans le texte de la NSS. Celle-ci se contente de placer l’hémisphère occidental au rang de priorité vitale, de dénoncer les régimes hostiles et d’annoncer qu’aucun adversaire ne sera autorisé à contrôler des nœuds critiques de l’énergie ou des matières premières dans la région. Mais si l’on combine ces principes avec les opérations déjà menées contre l’économie pétrolière vénézuélienne, la trajectoire est claire : il ne s’agit plus tant de convertir le monde à la démocratie libérale que d’empêcher qu’un régime jugé ennemi puisse transformer des ressources vitales en levier de pression contre Washington. Le prosélytisme idéologique cède le pas à une gestion froide des rapports de force.
Pour l’Europe, la leçon la plus dure ne vient pourtant ni d’Afrique ni d’Amérique du Sud, mais de la révision radicale du cadre transatlantique. La « Hague Commitment », qui fixe l’objectif de consacrer jusqu’à 5 % du PIB à la défense et à la sécurité au sens large, n’est pas un caprice. Elle matérialise des décennies de frustration américaine face à ce que Washington perçoit comme un comportement de free rider de ses alliés européens. Kenneth Waltz parlait de self-help pour désigner la logique d’un système international anarchique où chaque État doit compter d’abord sur lui-même. La conclusion américaine, en 2025, est limpide : le parapluie de sécurité des États-Unis n’est ni illimité ni inconditionnel.
Soyons justes : depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et plus encore depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les budgets de défense européens ont augmenté à un rythme inédit, et plusieurs États membres ont fourni à Kiev une aide financière et militaire substantielle. L’image d’une Europe dormante n’est plus tout à fait exacte. Mais vue de Washington, obsédé par la rivalité stratégique et technologique avec la Chine, ces efforts restent fragmentés et insuffisants tant qu’ils ne se traduisent pas en capacités militaires robustes, projetables, et en contributions claires à la sécurité dans l’Indo-Pacifique. La NSS ne proclame pas formellement « pas de 5 %, pas d’article 5 » ; le traité de l’Atlantique Nord existe toujours, et l’engagement de défense collective demeure inscrit noir sur blanc. Ce qui change, c’est le ton : la garantie de sécurité n’est plus présentée comme un engagement quasi-sacré, mais comme le volet d’un échange d’intérêts. Lord Palmerston l’avait formulé sans détour au XIXᵉ siècle : les États n’ont pas d’amis éternels, seulement des intérêts éternels. Une Europe qui n’apporte pas une contribution décisive aux priorités américaines doit intégrer l’idée que, le jour où la clause de défense collective sera testée, la réponse pourrait être plus tiède qu’elle ne l’imagine.
Cette évolution nous frappe d’autant plus qu’elle met à nu nos propres illusions. Pendant trois décennies, nous avons exalté le soft power européen – notre modèle social, notre système juridique, notre culture – en oubliant que, comme Joseph Nye l’a lui-même reconnu, l’attractivité est édentée si elle ne repose pas sur un noyau dur de puissance militaire, industrielle et technologique. La situation actuelle rappelle les mises en garde de Winston Churchill durant sa « traversée du désert » dans les années 1930 : alors que le continent misait sur l’apaisement, il répétait qu’on ne négocie pas avec un tigre lorsqu’on a la tête dans sa gueule. Aujourd’hui, nous persistons à multiplier les forums, les stratégies et les valeurs proclamées, en espérant que la jungle géopolitique finira, par la magie des normes, par se transformer en jardin. Ce n’est pas le cas.
L’Europe n’est pourtant pas condamnée à rejouer le destin des Méliens, petit peuple écrasé entre puissances. Elle dispose d’atouts considérables : une base industrielle encore large, une capacité unique à produire des règles communes entre États souverains, et, avec la dissuasion française, un début de paraplu nucléaire. Elle a commencé à se doter d’instruments de défense communs, d’une base technologique et industrielle de défense et d’une réflexion timide sur son autonomie stratégique. La question n’est pas de savoir si nous devons nous convertir au cynisme brut ou singer la posture américaine, mais si nous acceptons enfin la prémisse réaliste que la diplomatie sans capacité de coercition n’est pas une stratégie, seulement un discours.
La NSS de 2025 entérine la fin de la parenthèse où l’Europe pouvait financer un État-providence généreux en s’abritant derrière la puissance militaire américaine tout en se proclamant gardienne du multilatéralisme. Nous entrons dans une phase où les carnivores assument leur nature, où les alliances se renégocient en fonction de contributions tangibles, et où la frontière entre droit et puissance redevient floue. Si nous refusons de revoir nos priorités budgétaires, de mutualiser sérieusement nos moyens de défense et de définir notre place dans un système où les garanties de sécurité sont de plus en plus conditionnelles, nous courons le risque de devenir une note de bas de page dans le prochain Thucydide. Continuer à croire que notre soft power suffira, c’est continuer à nourrir le crocodile en espérant qu’il nous mangera en dernier. Il est temps d’en tirer la conclusion qui s’impose : forger, collectivement, nos propres crocs.
Fouad Gandoul
(©PHOTOPQR/OUEST FRANCE/Marc OLLIVIER)