Dix ans après la sanglante nuit du 13 novembre 2015, Paris commémore 130 morts et des milliers de vies fissurées. Le Bataclan, redevenu salle de concerts, continue d’incarner ce paradoxe : danser, travailler, circuler comme avant, alors que plus rien ne sera jamais vraiment comme avant.
Dans le hall du Bataclan, ce sont officiellement les 160 ans de la salle qu’on célèbre. Une affiche évoque les spectacles de cancan de la fin du XIXᵉ siècle, comme si la vieille histoire de l’enseigne voulait tapisser sa tragique histoire récente. Pourtant, tout le monde sait ce qui s’est joué derrière cette façade orientaliste le 13 novembre 2015, que trois terroristes ont ouvert le feu pendant un concert de rock et abattu 90 personnes.
Dix ans plus tard, 1500 spectateurs se pressent de nouveau dans la fosse pour un concert de rap francophone. Certains avouent être venus la boule au ventre, d’autres se rassurent en répétant que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit. Un responsable de la sécurité venu de Lyon remarque, lui, la transformation silencieuse du lieu où se sont généralisés le contrôle des sacs éloigné des portes, les protocoles resserrés, les agents en civil autour du parterre. « C’était important pour moi de venir au moins une fois au Bataclan, après ce qui s’est passé », dit-il. Aller à un concert devient aussi un geste de loyauté envers une salle devenue symbole malgré elle.
Avant d’être une scène de guerre, le Bataclan était surtout une salle populaire, l’une des plus anciennes de Paris : cabaret, opéra-bouffe, puis rock, punk, new wave, hip-hop. Son site internet résume cette continuité – « on ne fait pas que jouer de la musique, on la ressent » – et ne mentionne la tuerie de 2015 qu’à travers le concert de réouverture de Sting, un an plus tard. La salle a été restaurée à l’identique, le décor est le même mais le regard du public a changé.
Une ville qui commémore, un pays qui se cherche
Le 13 novembre 2025, la France multiplie les cérémonies. À Saint-Denis, près du Stade de France, la fille de Manuel Dias, première victime de la soirée, rappelle ce vide que dix ans ne comblent pas. On leur demande de tourner la page, mais le choc demeure intact. À Paris, Emmanuel Macron et François Hollande remontent l’itinéraire de la nuit sanglante : le Carillon et le Petit Cambodge, la Bonne Bière, le Comptoir Voltaire, la Belle Équipe, avant le Bataclan. À chaque étape, la même liturgie : noms lus à haute voix, minute de silence, Marseillaise.
Devant la salle de concert, une banderole résume l’acharnement parisien à vivre malgré tout : « Battus par les vagues, jamais coulés. » Plus loin, place de la République, là où les Parisiens déposaient fleurs, bougies et chaussures après les attaques, la place devient comme un divan collectif, on y marche en silence, on s’y tient chaud, on pense aux morts sans toujours trouver ni forcément chercher de mots.
Le soir, un « Jardin du 13-Novembre » est inauguré derrière l’Hôtel de Ville. Les discours de Macron, d’Anne Hidalgo et de représentants des associations de victimes cherchent à dire le même double mouvement : honorer les morts, et réaffirmer un engagement dans la lutte contre le terrorisme. Les cloches de Notre-Dame sonnent ; la tour Eiffel se drape de bleu-blanc-rouge. La mise en scène est nationale et solennelle, mais en arrière-plan flotte la sombre réalité d’une récente enquête du Crédoc selon laquelle plus d’un Français sur deux dit vivre avec un sentiment d’insécurité diffus, nourri autant par le souvenir des attentats que par une impression de crise permanente.
Des vies brisées, et des récits pour tenir
Au-delà des grandes cérémonies, le traumatisme se lit surtout dans des vies tenues à bout de bras depuis dix ans. Patricia, mère de Précilia, tuée au Bataclan avec son compagnon, n’a jamais touché à la chambre de sa fille ; les objets sont restés à leur place, comme si la défunte allait rentrer. « Le Bataclan est inscrit dans mon cerveau à jamais », confie-t-elle. Son « devoir de mémoire » est devenu condition même de sa survie psychique.
Pour d’autres, revenir dans la salle est impossible. Une rescapée explique qu’elle aurait l’impression de « danser sur les cadavres » si elle franchissait de nouveau les portes. Le procès de 2021, la reconnaissance officielle de leur statut de victimes, les soins psychologiques n’effacent ni les flashs, ni les odeurs, ni les « balles psychiques », aucune réminiscence.
À l’inverse, certains rescapés font de leur retour une étape sur le chemin fragile de la reconstruction. Arthur Dénouveaux, fan de rock et président de l’association Life for Paris, revient parfois assister à des concerts. Le Bataclan, rappelle-t-il, offre des places aux associations de victimes pour chaque représentation. « Et oui, les gens y vont », dit-il, tout en reconnaissant que le lien entre survivants se distend, que l’heure est peut-être venue d’« entrer dans une nouvelle phase » de leurs vies.
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