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On ne rend pas les hommes sobres par un décret du Parlement (Carte blanche)

par Contribution Externe

Une carte blanche de Jean de Codt, magistrat.

Plus de treize mille détenus s’entassent dans nos prisons qui ne comportent qu’à peine onze mille places. Trois mille cinq cents personnes, condamnées à des peines allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement, attendent à l’extérieur leur billet d’écrou et ne le reçoivent pas faute de cellule disponible. Quarante-quatre pourcents de nos détenus sont de nationalité étrangère contre une moyenne de seize pourcents en Europe. Le personnel pénitentiaire n’est pas en nombre suffisant pour gérer correctement cet afflux. Il manque près de cinq cents gardiens, ainsi qu’une centaine d’infirmiers. Ceux qui travaillent ont à peine le temps de prendre leurs jours de congé. La vie en prison ne cesse de se dégrader. Des cellules de neuf mètres carrés sont occupées par trois détenus, dont l’un est obligé de dormir sur un matelas, à même le sol. Certains en arrivent à préférer le séjour au cachot pour échapper un tant soit peu à l’entassement. Les heures de préau et de visite ne sont pas respectées.

Mais il ne faut pas se tromper de diagnostic. Le scandale, ce n’est pas la surpopulation comme telle. Le scandale, c’est l’enfermement dans des conditions que le manque de locaux utilisables rend indignes. En droit pénal belge, l’emprisonnement est une peine dont l’effet de rétribution s’épuise entièrement par la seule privation de liberté. Le duc d’Albe, qui n’avait pourtant rien d’un humaniste, le disait à sa manière : la prison, c’est pour la garde et non pour le supplice. Ses instructions traduisent le rejet de toute maltraitance pénitentiaire, qu’elle soit délibérée ou involontaire. De même aujourd’hui, il n’est pas question d’ajouter, à la souffrance qu’entraîne la perte du droit d’aller et de venir comme bon nous semble, une souffrance supplémentaire résultant de la promiscuité, de la saleté, de l’oisiveté forcée, du manque de soins ou de la privation d’accès à l’air libre, à la lumière ou à l’obscurité bienfaisante.

« L’organisation de l’impunité donne la mesure du peu d’intérêt que nous portons à l’édification d’une société moins criminelle. »

S’abritant derrière « une  majorité écrasante d’experts » dont elle ne cite jamais les noms, une théorie assez répandue veut que l’afflux de détenus dans nos prisons soit dû à une « surincarcération », c’est-à-dire un recours croissant aux peines de prison alors que la délinquance n’augmente pas. Il ne faudrait surtout pas ouvrir de nouveaux établissements pénitentiaires car ils se rempliraient automatiquement et on se retrouverait Gros-Jean comme devant. Ce récit part de la prémisse suivante : la délinquance n’est pas une donnée objective, elle n’est que le reflet de l’activité policière et judiciaire.

Dire cela, c’est, à mon sens, tromper l’opinion. Il faut savoir que nonante pourcents de la délinquance est classée sans suite. Sur les dix pourcents restants, une part infime donne lieu à des condamnations exécutoires. Et ce n’est pas parce qu’une peine peut être exécutée qu’elle débouchera nécessairement sur une incarcération effective.

L’organisation de l’impunité donne la mesure du peu d’intérêt que nous portons à l’édification d’une société moins criminelle. Les mailles du filet pénal sont béantes en de nombreux endroits. Le paradoxe de notre gouvernance, c’est que nous multiplions les textes répressifs sans jamais prévoir les moyens de leur mise en œuvre. Le législateur incrimine sans cesse de nouveaux comportements et ne peut s’empêcher d’assortir d’une peine de prison les délits ainsi créés. Tout se passe comme si la loi voyait dans cette peine le seul moyen d’être prise au sérieux. Mais cela reste théorique : nous disons oui à la prison sur papier mais non à cette peine quand il s’agit de l’appliquer.

« La capacité d’accueil des établissements pénitentiaires, définie pour l’essentiel au dix-neuvième siècle, n’est plus en phase avec l’ampleur de la criminalité qui nous frappe au vingt-et-unième. »

Nos lois et la jurisprudence consacrent le principe suivant lequel la privation de liberté doit être considérée comme le remède ultime, une option de dernier recours après une évaluation des alternatives possibles et de leur pertinence. La prison n’est pas la seule issue, loin s’en faut : le juge doit privilégier toute solution pénale moins restrictive, comme la surveillance électronique, la peine de travail, l’amende, la suspension, le sursis ou la probation autonome.

Il est donc erroné, pour ne pas dire insultant, d’insinuer que les magistrats ou les policiers, obéissant à je ne sais quel instinct pervers, s’amuseraient à enfermer des voleurs de bicyclettes et des fumeurs de cannabis. La prison, c’est la privation de liberté pour celui qui, abusant de sa propre liberté, foule gravement aux pieds celle des autres.

La capacité d’accueil des établissements pénitentiaires, définie pour l’essentiel au dix-neuvième siècle, n’est plus en phase avec l’ampleur de la criminalité qui nous frappe au vingt-et-unième. La surpopulation carcérale peut être liée, tout simplement, à l’accroissement considérable de la population dont notre territoire exigu fait l’objet depuis cent ou deux cents ans.

Une commission a été instituée récemment, visant à formuler de nouvelles règles pour limiter la détention « au strict nécessaire ». Mais comment la limiter encore plus qu’aujourd’hui, sans verser toujours davantage dans l’impunité ? Les gens sont-ils conscients que l’exécution des peines alternatives à la prison est tout aussi problématique dès lors qu’elle requiert un personnel nombreux et spécialisé que l’État ne recrute pas ?

On ne rend pas les hommes sobres par un décret du Parlement. Aucune loi n’a jamais réussi à éradiquer la délinquance. Comme disait Marivaux, les hommes sont quelques fois méchants. Il faut se mettre en état de leur faire du mal pour éviter qu’ils nous en fassent. La prison est un mal, assurément. Mais c’est un mal légal, mesuré et subsidiaire qu’il nous faut opposer, parfois, comme une digue contre une violence et des brigandages qui, sinon, finiraient par nous submerger.

Et puis, refuser d’ajuster nos établissements pénitentiaires à la délinquance d’aujourd’hui, c’est se faire le complice d’une infrastructure déficiente dont l’orchestration est constitutive du traitement inhumain et dégradant prohibé par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Jean de Codt, magistrat

(Photo Belgaimage : prison de Mons)

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