Autant à Bruxelles qu’en Europe l’usage récréatif du protoxyde d’azote, communément appelé « gaz hilarant », explose chez les jeunes. Derrière l’inoffensive apparence de ce gaz rieur, médecins, collectivités et autorités craignent une bombe sanitaire et environnementale à retardement.
Le protoxyde d’azote (N₂O) est à l’origine un gaz anesthésiant et un propulseur alimentaire utilisé pour la crème chantilly. On le trouve en cartouches, en bonbonnes ou en cylindres. Mais depuis quelques années, il a migré hors des cuisines pour égayer les soirées, les festivals, les parkings, la rue etc. Inhaler ce gaz d’un ballon rend brièvement euphorique, c’est une sensation de flottement et quelques secondes de désinhibition.
Cette pratique, longtemps claustrée dans certains milieux festifs, s’est pas à pas diffusée dans toute la jeunesse ; des collégiens, lycéens et étudiants facétieux y ont maintenant régulièrement recours dans divers contextes — quelques secondes d’ivresse, sans alcool et apparemment sans danger, rien n’est plus faux. C’est cette impression d’innocuité qui alarme les médecins : la plupart de ces jeunes gens ignorent les ravages neurologiques irréversibles d’un tel gaz.
Une explosion de l’offre
Le rapport européen de l’EUDA (Observatoire européen des drogues) montre que le phénomène s’est radicalement propagé dans les villes à partir de 2017. Des bonbonnes de plusieurs kilos, parfois de quinze kilogrammes, vendues librement sur internet ont succédé aux petites cartouches de huit grammes.
Cette accroissance de consommation a rebattu les cartes. Le coût par inhalation s’est effondré ; les volumes disponibles ont décuplé ; et les usages sont devenus plus intenses, plus prolongés et naturellement plus nocifs, nous y reviendrons. Les experts parlent désormais de « consommation fréquente » lorsqu’elle devient hebdomadaire ou quasi quotidienne, et d’« usage lourd » au-delà de cinquante ballons par séance ou d’une prise au cylindre. Ceux qui ne savent pas s’arrêter finissent aujourd’hui fréquemment aux urgences.
Bruxelles, terrain d’observation
La Région de Bruxelles-Capitale, dans son Flash Paper publié par safe.brussels, confirme cette longue mutation que les services de propreté et de sécurité ont remarqué par l’abandon de centaines de ces grandes bonbonnes sur les trottoirs et dans les parcs. Or ce phénomène est trois fois problématique : sur les plans sécuritaire, sanitaire et environnemental.
Les bouteilles vides sont dangereuses ; jetées dans des conteneurs ordinaires, elles explosent dans l’incinérateur régional. Chaque explosion entraîne une interruption du traitement des déchets et des surcoûts publics. Les autorités doivent financer des circuits d’élimination spécifiques, onéreux et techniquement complexes. Certaines communes envisagent même de faire payer ces coûts au contrevenant en cas de saisie.
Une pratique peu visible
L’étude de safe.brussels permet aussi de dresser un profil – encore approximatif – des usagers ; principalement de jeunes hommes, souvent en groupes, qui inhalent de ce gaz dans des coins discrets ou invisibles, comme dans des voitures stationnées. Cette dernière pratique, observée aussi aux Pays-Bas, est doublement risquée, par le manque de ventilation, qui peut entraîner l’asphyxie, par et la conduite sous influence qui peut s’ensuivre. Des policiers rapportent des comportements erratiques au volant, difficiles à détecter, car aucun test ne permet aujourd’hui de mesurer du gaz hilarant dans l’air expiré. Depuis la pandémie, certains jeunes en consomment aussi seuls, à domicile. Les bouteilles, commandées en ligne, sont livrées comme à peu près n’importe quel colis désormais, à toute heure. Les réseaux sociaux jouent leur rôle, crucial : tutoriels, ventes anonymes, échanges entre consommateurs.
Un gaz légal, une loi en retard
Depuis le 11 mars 2024, la Belgique a renforcé son dispositif : toute opération impliquant du protoxyde d’azote devient illégale dès lors qu’elle vise un usage récréatif. Cela concerne la vente, le transport, la détention ou la livraison, y compris en ligne. L’usage reste toutefois autorisé lorsqu’il s’agit d’un emploi médical, technique ou alimentaire, comme dans les hôpitaux, les garages ou les cuisines professionnelles. Dans ces cas, une simple déclaration de destination suffit encore pour procéder à l’achat.
Pour les consommateurs eux-mêmes, le gouvernement a opté pour une réponse progressive : amende lors d’un premier constat, puis sanctions plus lourdes en cas de récidive, l’objectif étant de décourager l’usage plutôt que de criminaliser immédiatement. La vente aux mineurs, quant à elle, était déjà interdite depuis 2022. Au fond, ce n’est donc pas le produit qui a été prohibé, mais bien son détournement ; le N₂O reste un gaz licite dans ses usages professionnels, mais son emploi comme substance euphorisante est désormais formellement interdit et contrôlable.
Des nuisances visibles… et des blessures invisibles
Au-delà des déchets, ce sont les conséquences sanitaires qui inquiètent les experts. Les hôpitaux universitaires belges voient arriver de plus en plus de jeunes aux symptômes neurologiques graves après plusieurs semaines ou mois de consommation : perte de sensibilité, fourmillements, troubles de la marche, parfois paralysie partielle.
Les médecins de l’UCLouvain et de l’AMUB ont publié plusieurs cas cliniques récents. L’un d’eux concernait un patient de 23 ans consommant du gaz depuis 2018, hospitalisé pour une myélo-neuropathie sévère. Un autre, une jeune femme atteinte d’encéphalopathie, d’anémie et d’embolie pulmonaire après une consommation massive et prolongée. Dans les deux cas, la supplémentation en vitamine B12 a permis une amélioration partielle, mais des séquelles neurologiques ont persisté.
Ce que le protoxyde d’azote fait au corps
Les explications biochimiques peuvent sembler complexes ; elles sont pourtant simples à comprendre. Le protoxyde d’azote agit comme un oxydant qui empêche la vitamine B12 de jouer son rôle. Or, cette vitamine est indispensable à la fabrication de la myéline, la gaine protectrice des fibres nerveuses. Quand elle ne fonctionne plus, les nerfs s’abîment, on ressent d’abord picotements, puis un engourdissement des membres, des difficultés à marcher, voire une paralysie.
En parallèle, le corps accumule des substances normalement éliminées, comme l’homocystéine et l’acide méthylmalonique, qui deviennent des marqueurs biologiques de l’intoxication. La prise en charge repose sur trois gestes : arrêter immédiatement la consommation, administrer de fortes doses de vitamine B12 (souvent par injection) et rééduquer le système nerveux par la kinésithérapie. Mais le rétablissement n’est pas garanti : certains patients restent handicapés à vie.
Des risques immédiats et différés
Les effets aigus apparaissent parfois dès la première séance : malaise, chute, brûlures par le froid au contact du gaz, nausées, acouphènes, troubles de l’équilibre. Le protoxyde d’azote réduit brutalement la concentration d’oxygène dans le cerveau ; l’hypoxie peut provoquer une perte de connaissance. Jusqu’à des cas d’asphyxie mortelle ont été signalés à l’étranger lorsque le gaz est inhalé dans un espace clos ou avec un sac plastique. À long terme, les lésions neurologiques s’installent progressivement, parfois confondues avec d’autres maladies comme le syndrome de Guillain-Barré. La fréquence de ces complications augmente sans surprise avec la taille des bonbonnes et la durée d’exposition.
Quand la prévention devient un impératif
La MILDECA, en France, a récemment rappelé l’ampleur de la menace et publié une série de messages simples : ne jamais inhaler debout (risque de chute), respirer de l’air entre deux prises pour éviter l’asphyxie, ne pas aspirer directement au détonateur ou à la cartouche (gaz trop froid), éviter les mélanges avec l’alcool ou d’autres substances, et ne jamais conduire ensuite.
Ces recommandations n’ont rien d’anecdotique, elles visent à réduire les accidents dans un contexte où le produit demeure accessible pour des usages alimentaires, médicaux et techniques, tandis que l’usage détourné est interdit. Les autorités belges partagent cette approche : mieux vaut informer les jeunes que laisser prospérer une pratique clandestine. Mais la prévention ne peut pas se limiter à des affiches. Les experts de safe.brussels insistent sur la nécessité d’une sensibilisation ciblée, en particulier dans les groupes à haut risque : jeunes issus de l’immigration, clients de bars à chicha, étudiants sans moyens, un public souvent plus difficile à toucher.
Former les professionnels, pas seulement punir
Les cliniciens s’inquiètent et appellent à de nouveaux réflexes face à ces jeunes atteints neurologiquement ; il faut alors rapidement penser au protoxyde d’azote, peu importe qu’il nie ou ignore le lien. L’un des médecins auteurs du rapport de Louvain Medical souligne que la B12 « peut sembler normale, alors qu’elle est fonctionnellement inactive ». D’où la nécessité de sensibiliser les médecins généralistes, urgentistes, kinésithérapeutes, psychologues et même enseignants, afin de repérer plus tôt les symptômes et d’éviter des prises en charge inadaptées.
Certaines communes bruxelloises envisagent d’introduire des sanctions éducatives sous forme de formations obligatoires pour les contrevenants plutôt que de simples amendes. L’idée de les rendre responsables.
La prévention passe aussi par l’environnement
Ce phénomène n’est pas sans conséquences écologiques non plus, comme on l’a esquissé. Les bonbonnes abandonnées polluent les espaces verts et endommagent les machines de collecte. Les explosions dans les incinérateurs, signalées à Bruxelles comme aux Pays-Bas, rappellent que la lutte contre l’usage récréatif ne peut ignorer la filière des déchets.
Certaines villes envisagent une consigne obligatoire ou des campagnes de reprise en magasin, mais ces solutions coûtent cher et restent difficiles à appliquer tant que l’usage lui-même est interdit.
Entre santé publique et liberté individuelle
La question de fond reste celle de la proportionnalité : comment réguler un produit encore légal, utilisé pour des usages alimentaires, sans pénaliser les consommateurs responsables alimenter un marché noir ? Les autorités belges reconnaissent qu’il n’existe pas de solution unique ; les modèles étrangers essuient les limites des interdictions pures ; les politiques locales rappellent que l’éducation et la réduction des risques demeurent les leviers les plus efficaces.
Dans une société où l’adrénaline, la vitesse et l’immédiateté attirent une partie de la jeunesse, le protoxyde d’azote est devenu le parangon des noceurs à la recherche de sensations fortes.
Le besoin d’un suivi national
Les experts de safe.brussels concluent que les données manquent. Aucune statistique récente ne mesure la prévalence réelle, les hospitalisations ou les accidents liés au gaz hilarant. Les procès-verbaux enregistrés auraient même diminué depuis 2021, sans que l’on sache si cela traduit un recul réel ou simplement moins de contrôles. Les chercheurs réclament donc un monitoring régulier, à la fois sanitaire et environnemental, pour adapter les politiques publiques.
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