Une carte blanche de Hanieh ZIAEI, Politologue – Iranologue – Chaire Raoul-Dandurand, UQÀM, Montréal
Le ver est dans le fruit. Nos institutions semblent parfois bien naïves en confondant la foi religieuse, qui relève de l’intime, avec une idéologie politique islamiste, qui cherche à instrumentaliser cette foi pour conquérir du pouvoir et de l’espace public. Cette confusion fragilise notre démocratie et notre vivre-ensemble.
En tant que citoyenne belge et du monde, ayant vécu sur trois continents et grandi sous une République islamique marquée par une éducation idéologique anti-altérité et anti-occidentale, je ne peux toujours pas m’habituer à ce type de propos de rejet. Entendre récemment, au conseil communal de Molenbeek, l’échevine Saliha Raïss lancer « Si on dérange tant que ça, dégagez ! » m’a profondément choquée. Dans ma naïveté, je pensais qu’en Belgique – pays libre et démocratique – nous serions à l’abri de ce type de discours, alors que dans mon pays natal, des femmes risquent leur vie pour refuser le port d’un voile imposé, devenu marqueur de domination politique et territoriale.
Car le véritable enjeu est là : l’expression religieuse individuelle ne pose aucun problème. Elle est une liberté universelle, reconnue par la Déclaration des droits de l’homme, et chacun est libre de vivre sa foi et ses croyances. Mais cette liberté doit s’exercer dans le respect de l’autre, sans altérer la liberté commune, ni s’imposer dans l’espace public. L’espace partagé – la rue, l’école, les institutions, les conseils communaux – doit rester neutre, car c’est la condition pour que tous puissent coexister sans pression ni hiérarchie culturelle ou religieuse.
La foi, quelle que soit sa couleur ou sa tradition, relève avant tout d’une quête intérieure, d’un chemin intime de paix et de spiritualité. On peut prier, pratiquer ses rites, chercher Dieu ou le sens de la vie dans son intimité, chez soi, dans sa communauté spirituelle. Mais cela n’a rien à voir avec l’arène politique, les manuels scolaires, ou le conseil communal. Lorsque la religion sort de l’espace intime pour s’imposer dans l’espace public, elle cesse d’être une quête spirituelle et devient un instrument de pouvoir.
Or, c’est bien là que réside le danger : ce n’est pas la foi individuelle qu’il faut craindre, mais l’idéologisation de la foi. En Iran, le voile a été imposé comme outil de domination et de contrôle de l’espace public ; en Europe, son usage militant ou communautariste s’inscrit parfois dans une logique similaire de conquête territoriale et idéologique. Qui dit territoire dit pouvoir. Et ce pouvoir, lorsqu’il se revendique religieux et islamiste, entre en conflit direct avec les principes démocratiques, la neutralité des institutions et la liberté des citoyens.
Les véritables priorités de notre capitale devraient être le logement, l’emploi, l’insécurité et le chômage endémique. Les réduire à des querelles identitaires ou communautaristes revient à détourner le débat public de l’essentiel et à nourrir encore davantage la polarisation.
Moi, fille d’immigrés de première génération, je peux témoigner que le problème n’a jamais été uniquement le racisme, souvent caricaturé au point d’en devenir un écran de fumée, mais bien le mépris, le repli communautaire et, surtout, un contexte économique et social défavorable. Le communautarisme et la rhétorique identitaire n’apporteront aucune solution.
La Belgique, malgré ses imperfections, m’a permis – en tant que femme d’origine iranienne, belge et canadienne – de vivre de manière libre. Mais paradoxalement, je n’ose plus porter une jupe ou un décolleté à Bruxelles sans malaise, tant certains quartiers semblent s’être refermés sous le poids d’un conservatisme importé. Lorsque je me rends à Molenbeek, je perçois la chaleur et la sympathie des habitants, mais aussi le poids d’une atmosphère où l’obscurantisme religieux gagne du terrain et le repli idéologique est devenu inquiétant.
À Madame Saliha Raïss, je voudrais rappeler la gravité du mot « Dégagez ». Dans l’histoire, il a servi de slogan aux idéologies les plus haineuses – nazies, islamistes ou totalitaires. Il n’ouvre pas au dialogue, il exclut. Or, la mission d’un.e élu.e n’est pas de diviser, mais de construire. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas de mots qui fracturent, mais de courage politique, d’apaisement et d’une vision partagée de notre avenir commun.
Hanieh Ziaei, Politologue – Iranologue – Chaire Raoul-Dandurand, UQÀM, Montréal
(Photo d’illustration : Belgaimage)