Pour Marcel Gauchet (photo), la crise des démocraties occidentales n’annonce pas la fin du régime démocratique, mais le retournement de sa propre réussite contre lui-même. L’autonomie conquise par les individus et par les sociétés défait aujourd’hui les conditions communes qui rendaient cette autonomie possible. Sortie de la religion, explosion de l’individualisme, mondialisation néolibérale, technocratie et radicalisation des affects : autant d’engrenages qui composent ce qu’il appelle le « nœud démocratique ». Dans un long entretien aux Champs Libres, le philosophe propose une lecture de fond, historique et structurelle, de nos impasses politiques présentes.
Le point de départ de Marcel Gauchet reste sa grande intuition du Désenchantement du monde : la religion n’est pas d’abord un stock de croyances privées. Elle est, sur la longue durée de l’humanité, un mode d’organisation des sociétés. Un monde religieux, explique-t-il, est un monde hétéronome où la loi vient de l’autre, d’un dehors qui s’impose aux hommes.
Cette « loi de l’autre » n’habite pas seulement les consciences, elle structure le pouvoir et l’ordre social. D’où la figure de la royauté sacrée, pouvoir soustrait à la prise des citoyens, représentant une règle supérieure à toutes les volontés réunies. Une transcendance au cœur même de l’immanence. À cette transcendance répond une hiérarchie véritablement qualitative qui veut que les personnes ne soient pas seulement inégales de fait, elles le sont de nature, selon leur proximité au fondement sacré. Les aristocraties d’Ancien Régime en furent la dernière expression visible.
Enfin, la loi de l’autre est la loi d’avant, celle de l’origine, de la tradition, de la fondation. Vivre dans l’ordre religieux, c’est obéir au passé. Le monde humain perdure parce qu’il reste fidèle à un modèle fixé une fois pour toutes.
La modernité renverse terme à terme cet édifice. Le pouvoir, au lieu de venir d’en haut, est supposé émaner de la volonté des citoyens. La hiérarchie se transforme, nous restons insérés dans des hiérarchies fonctionnelles mais en droit nous sommes tous égaux, et c’est cette égalité qui devient la condition du lien social, via le contrat, la négociation, l’accord entre individus.
Surtout, nous cessons d’obéir au passé pour nous tourner vers l’avenir. La société moderne invertit sa propre temporalité. Au XIXᵉ siècle, avec l’essor de l’économie de marché et de l’innovation permanente, l’avenir devient la dimension dominante, l’horizon vers lequel tout doit tendre. D’où cette « loi irrépressible » qui exige toujours plus de progrès, toujours plus de nouveauté. Une conquête extraordinaire – mais aussi une source de déstabilisation profonde.
Les totalitarismes : réinventer le sacré dans le monde autonome
Le XXᵉ siècle a mis à nu, selon Gauchet, les ambiguïtés de cette sortie de la religion. Les sociétés européennes avaient commencé à se séculariser, mais elles restaient imprégnées sans le savoir des anciens schèmes religieux. Le pouvoir continuait d’être, de fait, en surplomb des citoyens, et la vie sociale demeurait fortement hiérarchisée, avec la figure du notable, égal en droit, supérieur en pratique.
Les totalitarismes – soviétique et nazi – apparaissent alors comme des tentatives folles de réinventer la forme religieuse à l’intérieur du monde autonome. Ils réintroduisent une hétéronomie quasi sacrée en se présentant comme l’accomplissement ultime de l’autonomie humaine.
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