À Bruxelles, les négociations avancent au ralenti et chacun tente d’y imposer son rapport de force. Le PS, sorti affaibli du scrutin, rêve pourtant d’un retournement spectaculaire : la formation d’une majorité sans le MR, rassemblant DéFI, Écolo et Les Engagés. Une coalition « progressiste élargie » qui permettrait aux socialistes de préserver leur influence dans la capitale. Mais l’hypothèse, séduisante pour le boulevard de l’Empereur, place Les Engagés devant un choix stratégique lourd de conséquences : doivent-ils sauver le PS – ou s’en préserver ?
Pour la formation centriste, l’occasion peut paraître unique. Les Engagés deviendraient en effet le seul parti francophone présent simultanément dans tous les gouvernements : fédéral, wallon et bruxellois. Un statut que nul n’aurait imaginé il y a trois ans, lorsque la formation issue du cdH semblait vouée à la marginalisation. Ce renversement spectaculaire, fruit d’une patiente recomposition idéologique et d’un discours plus affirmé, conférerait aux Engagés une place centrale dans le jeu institutionnel. Entrer dans la coalition aux commandes à Bruxelles leur offrirait la possibilité de peaufiner leur image de mouvement réellement centriste, capable de dialoguer à droite au fédéral et à gauche dans la capitale, tout en imposant leur marque politique. Certains, dans leur entourage, rêvent même d’un coup d’éclat : exiger la ministre-présidence, privilège jadis réservé au duel PS-MR. Ce uqui semble audacieux, au regard des rapports de force électoraux…
Mais l’embellie apparente cache une série de pièges dont Les Engagés ne peuvent faire abstraction. Le premier est d’ordre stratégique. C’est précisément en s’éloignant de la gauche que le parti a retrouvé un souffle. Sa remontée électorale doit beaucoup au tournant assumé sur une série de dossiers — allocations de chômage, fiscalité, sécurité — et au recrutement de personnalités venues de la société civile, souvent connotées centre-droit et ayant parfois envisagé le MR avant de rejoindre le projet de Maxime Prévot. Refaire alliance avec le PS et Écolo pourrait donner le sentiment d’un retour aux ambiguïtés d’hier, celles qui avaient contribué à son déclin. Redevenir ce parti « trop tendre avec la gauche » serait, pour beaucoup d’électeurs, un retour en arrière difficile à comprendre. Mais parmi les tacticiens centristes, certains craignent peut-être un retour de manivelle lors des prochaines échéances électorales. Et imaginent une autre dynamique : montrer qu’on peut se distancier du MR,cela pourrait être une manière de dire qu’on ne partage pas toutes les options et les positions des Libéraux. Ce serait aussi une manière, dans la tête de certaines éminences des Engagés, une manière de i faire passer un message clair au MR : « Vous avez plus besoin de nous que l’inverse, donc on nous écoute davantage ».
Cette stratégie dite du « pendule – un coup à droite, l’autre à gauche – comporte un risque clair, qui porte un nom : le MR. En choisissant Bruxelles avec le PS, Les Engagés prendraient le risque d’attiser la défiance libérale dans les autres gouvernements. Le MR, déjà peu enthousiaste face à l’émancipation rapide de son partenaire centriste, pourrait faire payer ce choix dans les arbitrages fédéraux ou wallons. Or Les Engagés ont besoin de victoires concrètes d’ici 2029 s’ils veulent transformer leur progression électorale en implantation durable.
À cela s’ajoute une question interne délicate : celle du leadership. Qui pour mettre comme Ministre-Président ? Le laisser au PS serait un mauvais signal pour les Engagés mais ils n’ont pas tellement de profils bruxellois de premier plan. Si par exemple Yvan Verougstraete devait briguer la ministre-présidence, il lui faudrait sans doute renoncer à la tête du parti, un poste qu’il vient à peine de recevoir et pour lequel il possède un profil taillé pour la succession de Maxime Prévot et dont il s’acquitte plus que bien. Sans parler de son siège de député européen… Cumuler les deux fonctions (président et ministre-président) serait politiquement périlleux ; abandonner la présidence maintenant créerait une instabilité dont le parti se passerait volontiers et là aussi pour mettre qui à la place ?
Reste l’argument le plus terre-à-terre, mais sans doute le plus décisif… et le plus réaliste : à quoi bon gouverner Bruxelles aujourd’hui ? Les finances régionales sont exsangues, les banques ont fermé les vannes et les marges budgétaires frôlent le néant. Rejoindre le PS dans ces conditions reviendrait, pour Les Engagés, à assumer les conséquences d’une gestion qu’ils n’ont pas menée et pour laquelle les électeurs pourraient leur faire porter la responsabilité lors du prochain scrutin. On pourrait d’ailleurs étendre l’idée au MR. Les Libéraux ont peut-être intérêt à ne pas s’embarquer dans cette « galère », surtout si d’autres veulent les en éjecter.
Les Engagés sont ainsi face à un choix cornélien : endosser aujourd’hui un rôle central, quitte à renoncer à la cohérence idéologique qui a fait leur succès récent, ou préserver leur ligne nouvelle au risque de laisser Bruxelles au PS, quitte à paraître manquer d’audace. En réalité, la question qui se pose dépasse les négociations du moment : veulent-ils briller dès maintenant — ou durer jusqu’en 2029 ? Ou veulent-ils juste ; ce qui est possible, faire monter la pression pour démontrer qu’ils ne sont pas « scotchés » au MR et gagner quelques points dans leur rapport de force avec leur « partenaire » libéral…
Demetrio Scagliola
(BELGA PHOTO HATIM KAGHAT)