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2026, l’année où le monde révèle son vrai visage (carte blanche)

par Fouad Gandoul
Photo Belgaimage

Pour comprendre ce que l’année 2026 révèle réellement de l’état du monde, il faut s’extraire du commentaire immédiat et regarder les structures profondes: les rapports de force, les dépendances matérielles, les trajectoires de long terme. Le débat public européen reste trop souvent prisonnier de l’idée d’un ordre international stable, encore dominé par l’Occident, alors que les équilibres réels ont déjà basculé. C’est précisément ce décalage que met en lumière l’analyse d’Alain Juillet, figure centrale du renseignement stratégique et de l’intelligence économique française. Sa méthode ne s’attarde ni aux intentions proclamées ni aux discours normatifs : elle privilégie les capacités, les intérêts et la cohérence historique.

Ce regard conduit à un constat dérangeant : le monde ne se réorganise pas progressivement, il l’a déjà fait, tandis que l’Europe continue d’agir comme si elle occupait encore naturellement le centre du système. L’exemple le plus frappant en est la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin. Le Sommet de Tianjin 2025 de l’OCS était la 25e réunion du Conseil des chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui s’est tenue du 31 août au 1er septembre 2025 à Tianjin, en Chine. Il s’agissait du plus grand sommet de l’histoire de l’OCS et de la cinquième fois que la Chine accueillait cette réunion. L’événement a suscité peu d’écho en Europe, alors qu’il matérialise un tournant majeur. Presque toute l’Asie y était représentée, aux côtés de la Russie et de l’Inde. Ensemble, ces pays concentrent plus de 40 % de la population mondiale et près de la moitié de l’économie globale en parité de pouvoir d’achat. À titre de comparaison, le G7, longtemps cœur de gravité de l’économie mondiale, représente désormais moins de 30 % de la richesse globale.

Il ne s’agit pas d’un incident marginal, mais d’un changement d’échelle. L’Organisation de coopération de Shanghai n’est pas une alliance idéologique : c’est une construction de puissance. Sa logique est simple : pris isolément, ces États restent exposés à la pression militaire, économique et normative occidentale ; regroupés, ils deviennent systémiques. Le choix de Tianjin est lourd de symboles. C’est depuis ce port que, au XIXᵉ siècle, l’ordre occidental fut imposé à la Chine lors des guerres de l’opium. En y exposant une architecture multipolaire, Pékin rappelle que la domination occidentale est perçue comme une parenthèse historique, non comme une norme éternelle.

Cette continuité historique éclaire la trajectoire chinoise. Depuis Deng Xiaoping, la Chine suit un plan méthodique de montée en gamme : production à faible valeur ajoutée, biens intermédiaires, industrie de pointe, puis technologies avancées et rééquilibrage vers le marché intérieur. Xi Jinping affirme désormais que cette séquence est achevée : la Chine maîtrise des technologies clés et peut réduire sa dépendance aux marchés extérieurs sans renoncer à son rôle central dans le commerce mondial. La recherche en économie politique internationale confirme ce diagnostic : la compétition ne se joue plus sur les coûts, mais sur le contrôle des chaînes de valeur, des standards, des technologies critiques et des dépendances.

C’est ce qui rend l’horizon 2026 plus exigeant qu’on ne le dit souvent. La géopolitique n’est plus seulement affaire de frontières ; elle est devenue une question d’architecture économique. Les perturbations géopolitiques affectent directement les chaînes d’approvisionnement, poussant États et entreprises vers la diversification, le friend-shoring et la relocalisation partielle. Le commerce demeure, mais il devient conditionnel, politisé, coûteux à sécuriser. C’est ce monde que décrit Juillet lorsqu’il invite à ne jamais s’arrêter au visible, mais à analyser les mécanismes sous-jacents.

L’analyse des États-Unis s’inscrit dans cette même logique. Donald Trump n’apparaît pas ici comme un président belliciste, mais comme un deal-maker obsédé par la balance commerciale, la réindustrialisation et le retour des entreprises sur le sol américain. Cette approche correspond à l’essor de la géo-économie : l’usage assumé de droits de douane, de politiques industrielles, de normes technologiques et d’instruments de sécurité économique comme leviers de politique étrangère. Même dans le domaine numérique, les États redéfinissent la gouvernance des données et des infrastructures selon des objectifs stratégiques, souvent via des arrangements pragmatiques plutôt que des cadres universels.

Pour l’Europe, la conséquence est claire : la relation transatlantique est devenue fondamentalement transactionnelle. La solidarité automatique appartient au passé. La sécurité a un prix, exprimé en achats d’énergie, en contrats industriels et en alignements stratégiques. L’accord européen pour importer massivement du gaz de schiste américain, interdit pourtant sur le sol européen, illustre cette asymétrie nouvelle.

C’est dans ce contexte que la vulnérabilité européenne apparaît avec le plus de netteté. Le continent est fragmenté : un Nord-Est obsédé par la sécurité et dépendant des États-Unis ; un Sud confronté à la stagnation économique et à l’érosion de son modèle social ; une Allemagne fragilisée par la fin de l’énergie russe bon marché et la concurrence industrielle chinoise. Face à ces tensions, l’Union européenne répond souvent par une inflation normative et une centralisation accrue, au risque d’élargir le fossé entre institutions et citoyens. Les travaux empiriques sur le populisme montrent que ce phénomène n’est pas conjoncturel : il est la traduction politique d’un sentiment d’abandon économique et démocratique.

Dès lors, 2026 apparaît moins comme une rupture que comme un moment de révélation. Si l’Asie consolide ses formats de coopération, si la rivalité sino-américaine continue de structurer le commerce, la technologie et les flux de capitaux, et si l’Europe demeure divisée et lente, alors les contraintes deviendront visibles pour tous : coûts énergétiques et sécuritaires, arbitrages industriels douloureux, dépendances critiques assumées, nécessité de choisir des partenaires sans pouvoir prétendre à l’universalité.

La pertinence de l’approche d’Alain Juillet tient précisément à sa méthode. Elle oblige à comparer des masses plutôt que des intentions, à lire les stratégies comme des trajectoires et non comme des réactions, et à considérer l’interdépendance économique comme un levier de puissance, non comme un bénéfice neutre. La littérature académique converge sur ce point : l’époque qui s’ouvre n’est pas celle de la fin des échanges, mais celle d’échanges conditionnés par la sécurité, la souveraineté technologique et la compétition systémique.

Dans cette perspective, 2026 n’est pas un horizon lointain. C’est le prochain palier d’un monde déjà multipolaire : des blocs qui pèsent, des instruments économiques qui contraignent, des chaînes de valeur qui se redessinent, et des sociétés occidentales qui traduisent politiquement leur sentiment de déclassement. La question n’est plus de savoir si l’ordre mondial change ; il a déjà changé. Reste à savoir si l’Europe saura s’y adapter autrement qu’en spectatrice de sa propre marginalisation.

Fouad Gandoul

(Photo Belgaimage)

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