La semaine dernière, la Commission des Finances de la Chambre a donné son feu vert à l’exploration de données (datamining) sur le Point de contact central (PCC). L’Open VLD a promptement mis en garde contre une « violation sans précédent de la vie privée ». Un narratif habilement déployé, certes, mais ce cadrage résiste-t-il à l’analyse ?
Lorsque la Cour constitutionnelle a invalidé la loi sur la conservation des données (dataretentiewet) en 2021, elle a tracé une frontière fondamentale dans la relation entre l’État et le citoyen. Le jugement était limpide : la conservation préventive et indifférenciée des données de télécommunication de chaque citoyen, sans le moindre soupçon, constitue une atteinte disproportionnée à la vie privée. Cet arrêt a confirmé un principe démocratique crucial : dans un État de droit, la surveillance de masse est l’exception, jamais la règle.
Il serait toutefois erroné d’interpréter ce verdict comme une interdiction totale de toute forme d’analyse de données par l’État. Les législations européenne et belge sur la vie privée ne sont pas des murs infranchissables, mais des digues munies d’écluses. Elles autorisent bel et bien le traitement de données personnelles, pour autant qu’il satisfasse à des conditions strictes de proportionnalité, de limitation des finalités et de minimisation des données. C’est précisément dans ce champ de tension juridique que se situe le débat autour du nouveau PCC.
Asymétrie numérique
L’extension du PCC, passant d’une simple liste de numéros de compte à une base de données incluant également les soldes, n’est pas un luxe superflu mais un rattrapage nécessaire. Nous vivons à l’ère d’une « asymétrie numérique » fondamentale. Alors que les flux financiers traversent le monde en quelques millisecondes via des capitaux volatils, des cryptomonnaies et des constructions internationales, le contrôle fiscal est souvent à la traîne avec des moyens analogiques. Celui qui fraude aujourd’hui ne le fait plus avec une valise de billets, mais par le biais de détours numériques complexes, invisibles à l’œil nu.
Les chiffres prouvent qu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal, mais d’un problème systémique. L’écart de TVA au sein de l’UE et les estimations académiques de l’économie souterraine pointent vers des milliards d’euros qui s’évaporent chaque année des caisses de l’État. C’est de l’argent qui ne peut être investi dans les soins de santé, l’enseignement ou la sécurité. Dans cette optique, le PCC n’est pas seulement un moyen de contrôle, mais un instrument de justice élémentaire. Le contrat social est sous pression lorsque le citoyen lambda, dont le salaire est automatiquement taxé, doit regarder, impuissant, des fraudeurs fortunés se soustraire à leurs obligations grâce à des échappatoires technologiques.
L’algorithme signale, l’humain tranche
Sur le plan international, nous observons un mouvement similaire vers la transparence, avec l’émergence des registres des bénéficiaires effectifs (UBO). Ceux-ci démontrent que la vie privée n’est pas absolue lorsqu’elle sert de couverture au blanchiment d’argent ou à la fraude. Cette expérience internationale offre un modèle pour le PCC : les registres sont compatibles avec l’État de droit, à condition d’être correctement conçus.
Le point crucial ici est que le PCC fonctionne comme un radar de précision, et non comme un chalut aveugle. C’est là que réside la clé de sa viabilité juridique. Le datamining et l’IA ne peuvent être utilisés que pour détecter des schémas objectifs, tels que des sauts de patrimoine inexpliqués ou des discordances entre le train de vie et les revenus déclarés. La technologie sert ici de présélection, jamais de juge. Une règle d’or s’applique : l’algorithme signale, l’humain tranche. Ce n’est que lorsqu’un analyste spécialisé valide le « drapeau » levé par le système comme un élément concret et incriminant que des investigations plus poussées sont justifiées. Ainsi, la présomption d’innocence reste intacte.
La légitime inquiétude concernant la vie privée ne requiert pas un rejet de la technologie, mais des garanties robustes : un accès limité, une transparence sur la méthodologie et un contrôle indépendant. Nous devons nous défaire de l’idée que la vie privée et la lutte contre la fraude sont des antagonistes inconciliables. Une société moderne a besoin des deux. Saisissons l’élan actuel pour bâtir un système impitoyable pour le fraudeur, mais extrêmement prudent avec les données du citoyen. C’est la seule voie pour rétablir l’équilibre fiscal sans saper les fondements de notre État de droit.
Fouad Gandoul, chroniqueur 21News
(Photo : Éric Vidal)