Dans « Les Châtiments« , Victor Hugo dépeint une société française divisée entre ceux qui luttent et ceux qui errent. Notre chroniqueur Fouad Gandoul compare cette détresse, si française, au déferlement de colère qui a suivi le sacre du PSG en Ligue des Champions.
Les rues de Paris ont tremblé dans la nuit du triomphe du PSG en Ligue des Champions. Entre les chants de victoire et les voitures calcinées, entre les étreintes joyeuses et les vitrines éventrées, s’est jouée une tragédie moderne : celle d’une jeunesse désancrée, en colère contre le monde et dépourvue de sens moral, qui célèbre en détruisant, en prenant pour cibles les symboles de l’ordre public et du luxe.
Derrière ces images de chaos, de violence obscène et aveugle, une question obsédante persiste : pourquoi ? Pourquoi ce besoin de transformer l’allégresse collective en un acte de révolte ? Et cette colère, est-elle vraiment française… ou le miroir d’une Europe désenchantée ?
Victor Hugo, dans Les Châtiments (1853), dépeignait une société divisée entre ceux qui luttent —
« Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front…
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins »
et la foule anonyme, « le vulgus », condamnée à errer
« sans but, sans nœud, sans âge.. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas. »
Ces vers, écrits sous le Second Empire, résonnent aujourd’hui avec une clarté glaçante. Les émeutiers de 2025 ressemblent tragiquement aux « hommes faux aux cœurs morts » méprisés par Hugo.
En 1998, la victoire de l’équipe de France — « Black-Blanc-Beur » — avait offert un semblant d’unité. Aujourd’hui, le PSG, club symbole du Paris pluriel, voit sa gloire salie par ceux-là mêmes qui devraient l’incarner. Car dans les quartiers populaires, le football reste une religion, mais une religion de la révolte. Comme l’écrivait Hugo : « Le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre ». Pour ces jeunes, briser devient une façon de vivre, ne serait-ce qu’un instant.
Pourtant, cette détresse n’est pas uniquement française. À Bruxelles, les supporters marocains ont incendié des commerces après la Coupe du Monde. À Londres, les émeutes de 2011 avaient éclaté après un meurtre policier. Partout en Europe, les banlieues s’embrasent, liées par un même sentiment d’abandon. « Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle […] N’a jamais de figure et n’a jamais de nom », déplorait Hugo. Une génération invisible, née de la mondialisation et de l’échec des politiques d’intégration, qui trouve dans la destruction un langage universel.
La spécificité française ? Une centralisation exacerbée, où Paris concentre richesse et pouvoir, tandis que ses périphéries stagnent ou sont en déclin societal. Les « quartiers » ne sont pas des zones géographiques, mais des cicatrices coloniales mal refermées. Le PSG, avec ses stars mondialisées, y incarne un paradoxe : un rêve de réussite… inaccessible. Alors, quand la victoire arrive, elle ne suffit plus. Comme si, pour Hugo, « la saint labeur » avait cédé la place au « vain effort ».
Faut-il blâmer ces jeunes ? Leur répondre par la répression ? Hugo nous met en garde : « Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ». Mais fuir ne résout rien. Car cette colère est aussi le symptôme d’un continent en crise. L’Europe vieillissante, crispée sur ses frontières, a oublié sa jeunesse métissée. Une jeunesse qui, privée de « sublime but », choisit le chaos.
En 1853, Hugo concluait son poème par ce vœu poignant :
« J’aimerais mieux être […] Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues ! »
Aujourd’hui, l’arbre est réduit en cendres. Les banlieues brûlent, et l’Europe, comme la France, doit affronter un double défi : répondre à l’exigence d’ordre et de sécurité sans étouffer l’urgence de redonner un avenir à ces générations abandonnées. Car si les jeunes des cités défient les institutions, c’est aussi parce que l’autorité — parentale, scolaire, publique — s’est évaporée, laissant un vide où prospèrent le ressentiment et la défiance. L’État ne peut se contenter de réprimer. Il doit reconstruire des cadres collectifs : restaurer l’école comme ascenseur social, réinvestir dans les services publics, et surtout, réconcilier ces territoires avec le reste de la nation. Les parents, souvent dépassés par les fractures culturelles et économiques, ont besoin de soutien — pas de mépris.
Hugo le rappelait : sans « saint labeur » ni « grand amour », l’homme erre « près du bord sinistre de la nuit ». Offrir une horizon commun, c’est reconnaître que la sécurité naît autant de la justice sociale que de la coercition. Sinon, chaque victoire sportive restera un prétexte à de nouveaux châtiments — et les flammes des banlieues, un rappel cruel de nos échecs.
Fouad Gandoul, chroniqueur 21News
(Photo : Imago / Zuma Press)