André Perrin
Dans une longue chronique publiée dans la revue Commentaire, l’agrégé de philosophie et ancien professeur en classes préparatoires André Perrin, entreprend de démonter une idée devenue réflexe dans une partie du monde universitaire et médiatique : le « wokisme » n’existerait pas, il ne serait qu’un fantasme forgé par des réactionnaires en mal d’ennemi. Or, en suivant son raisonnement, on voit se dessiner tout autre chose, qui ressemble à un ensemble de représentations, de pratiques militantes et de réflexes linguistiques qui structurent aujourd’hui une part de la vie intellectuelle occidentale, même lorsque ceux qui les portent refusent le mot.
Perrin part d’un constat simple. Dans une certaine gauche intellectuelle, la dénégation est devenue un sport de combat. Dès qu’un phénomène embarrassant est nommé – pensée « woke », islamo-gauchisme, politiquement correct, théorie du genre – on répond qu’il s’agit d’une « chimère », d’une « obsession française », d’un « fantasme de réactionnaire en quête d’ennemi ». Tout ce qui rudoie le camp progressiste est relégué dans le rayon des illusions.
Cette stratégie repose sur une rhétorique bien rodée à plusieurs étages ; le premier est d’expliquer que les notions contestées ont été inventées par « les méchants » pour discréditer « les bons ». Ainsi la « théorie du genre » ne serait qu’une expression polémique « venue du Vatican ». Si l’expression est polémique, concluent certains, alors la chose qu’elle vise n’existe pas. C’est ce glissement que l’auteur s’emploie à mettre en pièces.
La théorie qui n’existerait pas
Le cœur de sa démonstration porte sur le genre. On nous assure que la « théorie du genre » est un pur artefact, mais, dans le même temps, on parle partout de gender studies, on crée des masters et des chaires universitaires, on cite à l’envi Judith Butler ou Paul B. Preciado. Or comment enseigner des « études de genre » s’il n’existe pas, au moins implicitement, une théorie du genre ?
Perrin rappelle l’évidence souvent oubliée que dans le domaine scientifique, un concept n’a de consistance qu’à l’intérieur d’une théorie. Il n’y a pas de concept d’atome hors de la théorie atomique, pas de concept de gravitation sans la théorie newtonienne ou relativiste qui lui donne son cadre. De même, il n’y a de concept de genre que dans une théorie du genre, fût-elle plurielle et discutée. Si l’on refuse d’admettre l’existence d’une telle théorie, alors il faut reconnaître que ce qui se présente comme un champ académique n’a pas le statut d’un savoir scientifique, mais d’un ensemble de prises de position idéologiques.
L’auteur rappelle surtout ce qu’écrivent noir sur blanc les théoriciens revendiqués de ce champ. Lorsque Butler soutient que le sexe lui-même est une construction culturelle, lorsqu’Anne Fausto-Sterling ou Preciado appellent à abolir le couple « vagin-pénis » au profit d’une pluralité de dispositifs, on n’est plus dans la simple description sociologique des rôles masculins et féminins. On se trouve face à une équipée de redéfinition de la nature humaine qui entend dissoudre toute matérialité du corps dans le flux des performances de genre. Qu’on la trouve salutaire ou délirante, cette elle existe, elle a ses livres, ses revues, ses séminaires, ses militants. Dire qu’elle n’existe pas revient à nier la vérité.
Du politiquement correct au malaise des « éveillés »
La même logique de dénégation s’applique au « politiquement correct ». Là encore, on explique doctement que l’expression aurait été forgée par la droite américaine pour ridiculiser la gauche. Mais Perrin rappelle qu’avant même que la mode « woke » ne s’impose, des auteurs comme Tzvetan Todorov ou Philip Roth avaient décrit le basculement d’une simple politesse du langage vers une véritable police lexicale. Le but n’est plus seulement de civiliser les mœurs, mais de rendre indicible tout ce qui ne cadre pas avec la grille de lecture dominante.
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